Oscar Wilde
LA MAISON DES GRENADES
Traduction de G. Khnopff
Préface de Henri de Régnier
À STUART MERRILL
Amicalement
GEORGES KHNOPFF
SOUVENIRS SUR OSCAR WILDE
Chaque année, au printemps et quelquefois en hiver, on rencontrait à Paris un gentleman anglais accompli. Il menait ici la vie que M. Bourget, par exemple, pouvait mener à Londres, fréquentant les artistes et les salons, les restaurants et les notabilités mondaines, tout ce qui intéresse un homme instruit et élégant qui sait penser et qui sait vivre.
Cet étranger était de haute stature et de vaste corpulence. Un teint rouge rendait plus large encore la figure imberbe et proconsulaire. C’était une médaille glabre. Les yeux souriaient. Les mains paraissaient belles, un peu charnues et grasses, l’une ornée à l’annulaire d’une bague à scarabée de pierre verte. La grande taille du personnage autorisait l’ampleur de redingotes magistrales, ouvertes sur des gilets voyants en velours ras ou de satins brochés. Des cigarettes d’Orient à bout doré fumaient continuellement à ses lèvres. Une fleur rare à la boutonnière parachevait cette tenue à la fois cossue et méticuleuse. De fiacre en fiacre, de café en café, de salon en salon, il balançait sa démarche paresseuse de gros homme un peu las. Il correspondait par télégrammes et parlait par apologues. Il venait de déjeuner avec M. Barrès et allait dîner avec M. Moréas, car il était curieux de toutes les pensées, et les idées hardies, concises et ingénieuses du premier l’intéressaient comme les affirmations brèves, sonores et péremptoires du second.
Paris accueillait ce voyageur avec quelque curiosité. M. Hugues Le Roux le loua. M. Théodore de Wyzewa l’égratigna, mais rien ne troublait sa solide prestance, sa souriante sérénité et sa béatitude narquoise.
Qui de nous ne l’a rencontré durant ces années ? J’ai eu aussi le plaisir de le voir et de le revoir quelquefois. Il s’appelait Oscar Wilde, poète anglais et homme d’esprit.
Il avait beaucoup écrit et beaucoup parlé. Ses poèmes valaient-ils ceux d’Algernon Swinburne, je l’ignore, mais un volume d’essais de la plus ingénieuse dialectique, un roman dramatique et éloquent, le recueil de quatre contes fort beaux et le renom indiscuté du plus parfait des esthètes d’outre-Manche lui donnaient un halo de gloire et certifiaient une personnalité intéressante. Il plut, amusa, étonna. On s’enthousiasma pour lui ; il eut des fanatiques. Je me souviens qu’une dame de nos amies prétendit même avoir distingué autour de la tête de son hôte une auréole lumineuse. On dînait finement et longuement dans une salle à manger luxueuse et claire. La nappe était couverte d’un surtout et de chemins de violettes odorantes. Le champagne grésillait dans les verres taillés ; les couteaux d’or pelaient les fruits. M. Wilde parlait. On avait réuni autour de lui quelques convives silencieux et dispos au plaisir de l’entendre.
De cette conversation et de quelques autres j’ai gardé un souvenir vif et durable. M. Wilde s’exprimait en français avec une éloquence et un tact peu communs. Sa phrase s’agrémentait d’un tri de mots judicieux. En bon humaniste d’Oxford, M. Wilde aurait pu user aussi bien du latin et du grec. Il aimait l’antiquité hellénique et romaine. Sa causerie était toute imaginative. C’était un incomparable conteur d’histoires. Il en savait des milliers qui s’enchaînaient l’une à l’autre.
C’était sa façon de tout dire, une hypocrisie figurative de sa pensée. Il en est une qu’il conta ce soir-là et où je crois qu’il faisait allusion à lui-même.
« Il y avait une fois, disait-il, un jeune homme qui habitait dans une ville près de la mer ; chaque matin, il sortait pour marcher sur la grève et, au retour, il racontait qu’il avait vu les Sirènes ; or il advint qu’il en rencontra une ; elle se baignait dans l’eau bleue ; il la vit, mais, en revenant, comme on l’interrogeait sur ce qu’il avait vu, ce jour-là, il se tut et ne répondit pas. »
Il ne fallait pas trop pousser M. Wilde sur le sens de ces allégories, il fallait jouir de leur grâce et de leur inattendu sans soulever les voiles de cette fantasmagorie d’esprit qui faisait de sa conversation une sorte de Mille et une Nuits parlées.
La cigarette d’or s’éteignait et se rallumait incessamment aux lèvres du conteur. La main, d’un geste lent, faisait verdoyer le scarabée annulaire. Le visage se variait de la mimique la plus amusante, la voix continuait intarissablement, un peu traînante, toujours égale.
M. Wilde était persuasif et étonnant. Il excellait à certifier l’invraisemblable.
La donnée la plus douteuse prenait à sa parole une véracité momentanément indiscutable. D’une fable il traduisait une scène précise et réelle ; d’un fait, il extrayait une fable. Il écoutait la Schéhérazade intérieure et semblait être le premier à s’étonner de ses inventions fabuleuses et singulières.
Ce don particulier rendait la conversation de M. Wilde quelque chose de très à part dans la causerie contemporaine, qui ne ressemblait pas à l’ingéniosité précise et profonde de M. Stéphane Mallarmé, par exemple, si délicatement explicative des faits et des objets, à cette irisation imaginaire de pensées aux angles de leurs facettes qui donnait un charme unique et raffiné aux entretiens de l’illustre maître.
M. Wilde contait comme avait conté M. Villiers de l’Isle-Adam, mais les histoires du précieux et terrible narrateur des Contes Cruels, d’une ironie féroce et méticuleuse, laissaient comme un arrière-goût cuivré et douloureux.
Quand le grand halluciné, à la face triangulaire, aux yeux pâles, en passant sa maigre main dans sa penchante chevelure grise, évoquait quelque farce du monstrueux Tribulat Bonhomet ou, dans un verre d’eau manié méthodiquement, simulait les mixtures explosives de « l’Etna chez soi » on subissait un malaise d’admiration, d’attente et d’angoisse.
M. Wilde charmait et amusait, et il donnait l’impression d’un homme heureux, à l’aise dans la vie. N’avait-il pas embelli son imagination des plus belles pensées humaines et joui à les agencer en rapports nouveaux ?
Il avait agrémenté son existence de quelques actions excentriques et inoffensives, comme de faire servir à un dîner, en guise d’entrées, des plats de roses ou confectionner par un tailleur excellent un costume de « pauvre » pour un mendiant dont la vue quotidienne, à la porte de sa maison, l’offusquait.
Il avait voyagé, parcouru l’Amérique en culottes courtes, un tournesol à la main, et l’Italie en dandy byronien. On le vit en France, croisant en yacht sur les côtes normandes. Sa barque descendit la Loire au fil de l’eau. À Londres, il participait à la vie élégante que créent les grandes fortunes et les grandes hérédités. On l’admirait et il s’admirait infiniment lui-même. Il ne lui manquait ni le cortège des disciples ni l’escorte des reporters.
Il connut le plaisir d’être luxueusement édité. Ses poèmes se vendaient en vélins blancs avec des gaufrages d’or, son Dorian Gray, sous une couverture de papier gris qui semblait de la cendre de cigarettes, son House of Pomegranates (La Maison des Grenades) avec des gardes d’un papier beau à en tailler un gilet. On jouait avec succès ses pièces sur plusieurs théâtres et, à la première représentation de l’une d’elles, il vint sur la scène saluer le public, exhibant à son frac le premier bouquet d’œillets verts qu’on ait porté.
Enfin poète anglais, il écrivit un drame en français (Salomé). C’était un homme heureux, dont gardent mémoire tous ceux qui aiment les belles paroles et les belles histoires.
HENRI DE RÉGNIER.
LE JEUNE ROI
C’était le soir qui précédait le jour fixé pour son couronnement et le jeune roi était assis, seul dans sa belle chambre. Ses courtisans avaient tous pris congé de lui s’inclinant jusqu’à terre, conformément au cérémonial, et s’étaient retirés dans la grande salle du palais pour recevoir quelques dernières instructions du maître de l’étiquette, car il restait encore chez certains d’entre eux du naturel, ce qui, j’ai à peine besoin de le dire, est tout à fait déplaisant chez un seigneur de la Cour.
Le jeune garçon – ce n’était, en effet, qu’un jeune garçon, puisqu’il n’avait pas plus de seize ans – n’était pas fâché de leur départ ; il s’était jeté avec un soupir de satisfaction sur les doux coussins de sa couche brodée et demeurait là, les yeux fixes et la bouche béante, comme un faune ou comme un animal des forêts tout nouvellement capturé par les chasseurs.
Et vraiment c’étaient des chasseurs qui l’avaient trouvé ; ils étaient tombés sur lui par hasard, tandis que, nu, avec le chalumeau en main, il suivait le troupeau du pauvre chevrier qui l’avait élevé et dont il s’était toujours imaginé être le fils. Enfant de la fille unique du vieux roi, issu d’un secret mariage de celle-ci avec un personnage fort au-dessous d’elle – un étranger, disaient quelques-uns, qui, par le magique pouvoir de son luth, s’était fait aimer de la princesse, tandis que, d’après d’autres, il s’agissait d’un artiste de Rimini que la princesse avait accueilli avec honneur, peut-être avec trop d’honneur, et qui avait disparu soudain, laissant inachevée l’œuvre à laquelle il travaillait dans la cathédrale – il avait, à peine âgé de huit jours, été enlevé à sa mère pendant qu’elle dormait et confié aux soins d’un paysan et de sa femme qui n’avaient pas d’enfants et vivaient dans un coin écarté de la forêt, à plus d’une journée de course de la ville. Le chagrin, la peste, à ce que déclara le médecin de la cour, ou comme le suggérèrent certains, un actif poison italien administré dans une coupe de vin épicé, fit mourir, moins d’une heure après son réveil, la blanche princesse qui l’avait mis au monde, et, tandis que le messager sûr, qui portait l’enfant à l’arçon de sa selle, sautait à bas de son coursier fourbu et frappait à la porte rustique du chevrier, le corps de la princesse était déposé au fond d’une fosse qui avait été creusée dans un cimetière abandonné, loin des murs de la ville, fosse où gisait également, disait-on, le cadavre d’un jeune homme inconnu merveilleusement beau, dont les mains étaient liées derrière le dos avec une corde et dont la poitrine était percée de rouges blessures. Telle était, du moins, l’histoire que l’on se confiait à l’oreille, tout bas.
Ce qui est certain, c’est que le vieux roi, à son lit de mort, poussé, soit par les remords, au souvenir de sa faute, soit par le simple désir d’empêcher que le royaume ne passât en des mains étrangères, avait fait chercher le jeune garçon et, en présence du Conseil, l’avait reconnu pour son héritier.
Et il semble que, dès le moment de cette reconnaissance, il montra les indices de cette étrange passion pour la Beauté, qui devait avoir une si grande influence sur toute sa vie. Ceux qui l’accompagnaient dans la suite d’appartements destinés à son usage rapportèrent les exclamations qui s’échappèrent de ses lèvres, lorsqu’il aperçut les vêtements précieux et les riches joyaux qui avaient été préparés pour lui, et la joie presque sauvage avec laquelle il s’était débarrassé de sa pauvre tunique de cuir et de son grossier manteau en peau de mouton. Parfois, certes, la belle vie libre des forêts lui manquait, et il s’irritait de l’ennuyeux cérémonial de la Cour qui accaparait tant d’heures de chaque jour, mais le merveilleux palais, – Joyeux était son nom – dont il se trouvait maintenant le maître, lui apparaissait comme un merveilleux monde de jouissances créé pour lui et, dès qu’il pouvait s’échapper du Conseil ou de la Chambre d’audience, il se précipitait en bas du grand escalier aux lions de bronze doré et aux marches de porphyre éclatant, et circulait de salle en salle, de corridor en corridor, comme quelqu’un qui rechercherait dans la contemplation des belles choses un remède à ses maux, une sorte de réconfort pour sa convalescence.
Pendant ses voyages de découverte, comme il disait – et vraiment c’étaient pour lui de véritables voyages à travers un pays de merveilles – parfois l’accompagnaient les gentils pages de la Cour à la chevelure blonde, aux manteaux flottants, aux gais rubans voltigeants, mais le plus souvent il allait seul, sentant pour ainsi dire instinctivement, par une sorte de divination, que l’on apprend mieux les arcanes de l’Art en secret et que la Beauté, comme la Sagesse, aime l’adorateur solitaire.
À cette époque, on racontait de lui maintes histoires étranges. On disait qu’un gros bourgmestre étant venu pour présenter une adresse très pompeuse au nom de ses administrés, l’avait surpris agenouillé dans une attitude de vénération devant un grand tableau envoyé de Venise, et qui paraissait annoncer le culte de dieux nouveaux. Une autre fois, il avait disparu pendant plusieurs heures et, après de longues recherches, on l’avait trouvé dans une petite chambre de la tourelle nord du château, contemplant, comme en extase, une pierre précieuse grecque, qui représentait Adonis. On l’avait vu – le bruit au moins en courait – poser des baisers de feu sur le front de marbre d’une statue antique découverte dans le lit de la rivière, lors de la construction du pont et qui portait comme inscription le nom de l’esclave bithynien d’Adrien. Il avait passé une nuit entière à observer l’effet des rayons de la lune sur une image en argent d’Endymion.
Toutes choses rares et précieuses exerçaient vraiment une grande fascination sur lui et, dans son désir impérieux de s’en procurer, il avait envoyé à l’étranger, soit pour acheter de l’ambre aux rudes pêcheurs des mers du Nord, soit en Égypte pour rechercher cette curieuse turquoise verte que l’on trouve uniquement dans les tombes des rois et à laquelle on attribue des propriétés magiques, soit en Perse pour trouver des soies et de la poterie, soit encore dans l’Inde, à l’effet d’acquérir des gazes, de l’ivoire, des pierres de lune, des bracelets de jade, du bois de santal, de l’émail bleu et des « shawls » de laine fine.
Mais ce qui l’avait préoccupé surtout, c’était la robe qu’il devait porter le jour de son couronnement, – robe en tissu d’or – et la couronne de rubis et le sceptre avec ses rangées successives de perles. Et c’était à cela qu’il songeait, ce soir, tandis qu’il était étendu sur sa couche magnifique, regardant la grande bûche de pin qui se consumait dans le foyer ouvert. Les dessins exécutés par les plus fameux artistes du temps, lui en avaient été soumis déjà depuis plusieurs mois, et il avait donné ordre que l’on travaillât nuit et jour à leur réalisation ; il fallait fouiller le monde entier pour trouver les joyaux dignes d’être mis en œuvre. Il se voyait lui-même en pensée, debout au grand autel de la cathédrale, dans le superbe costume de roi, un sourire se jouait et demeurait sur ses jeunes lèvres et éclairait ses yeux sombres comme la forêt.
Après quelques instants de méditation, il se leva de sa couche, et, s’appuyant au manteau sculpté de la cheminée, il regarda autour de lui dans la demi-obscurité de la salle.
Les murs étaient tendus de riches tapisseries représentant le triomphe de la Beauté. Une grande armoire, incrustée d’agates et de lapis-lazuli, occupait un coin et, faisant face à la fenêtre, il y avait un petit cabinet curieusement ouvré, avec des panneaux de laque poudrés ou marquetés d’or, sur lesquels étaient posés quelques fins gobelets en verre de Venise et une coupe d’onyx aux veines sombres. Des pavots pâles étaient brodés sur la petite couverture en soie du lit, comme s’ils étaient tombés là d’une main alanguie par le sommeil, et de grands roseaux en ivoire cannelé supportaient le baldaquin, au sommet duquel s’élevaient de grosses touffes de plumes d’autruche, blanches comme de l’écume, vers le pallide argent du plafond ciselé. Un Narcisse antique, en bronze vert, tenait au-dessus de sa tête un miroir poli. Sur la table il y avait une coupe basse en améthyste.
Au dehors, il pouvait voir l’immense dôme de la cathédrale, apparaissant vaguement comme une grosse bulle au-dessus des maisons perdues dans l’ombre, et les sentinelles lasses qui allaient et venaient sur la terrasse embrumée près de la rivière. Tout au loin dans un verger, un rossignol chantait. Un léger parfum de jasmin pénétrait par la fenêtre ouverte. Il disposa ses boucles brunes pour dégager son front et, prenant un luth, laissa ses doigts errer sur les cordes. Ses paupières se fermaient alourdies, et une langueur étrange s’emparait de lui. Jamais auparavant il n’avait ressenti d’une façon aussi pénétrante et avec une joie aussi raffinée, la magie et le mystère des choses belles.
Lorsque minuit se fit entendre dans la tour de l’horloge, il sonna et des pages entrèrent : ils le déshabillèrent en grande cérémonie, versant de l’eau de rose sur ses mains et répandirent des fleurs sur son oreiller. Peu après qu’ils eurent quitté la chambre, il était endormi.
* * *
Et, il eut un rêve. Et ce rêve fut tel :
Il pensait qu’il se trouvait dans une longue et basse mansarde, parmi le ronronnement et le cliquetis de nombreux métiers. Une mince apparence de jour pénétrait par les fenêtres grillées et lui faisait voir les figures décharnées des tisserands penchés sur leur travail. Des enfants pâles à l’air maladif étaient à croupetons sur les immenses poutres en forme de croix.
Quand les navettes étaient lancées à travers la chaîne, ils levaient de lourdes voliges, et lorsque les navettes s’arrêtaient, ils laissaient retomber celles-ci et rassemblaient les fils. Leurs figures étaient amaigries par les souffrances de la faim et leurs mains toutes frêles tremblaient. Quelques femmes à l’œil hagard étaient assises à une table et cousaient. Une odeur horrible infectait toute la pièce. L’air était lourd et malsain, l’humidité suintait des murailles.
Le jeune roi s’avança vers l’un des tisserands, s’arrêta près de lui et le regarda.
Et le tisserand leva vers lui des yeux irrités.
— Pourquoi m’observes-tu ? Es-tu un espion que notre maître a chargé de nous surveiller ?
— Qui est ton maître ? demanda le jeune roi.
— Notre maître, s’écria le tisserand, d’un ton amer, c’est un homme tout comme moi-même. Mais, vraiment il n’y a qu’une différence entre nous : c’est qu’il porte de fins habits, tandis que moi je suis en haillons, et encore, que si je suis faible par manque de nourriture, lui, au contraire, souffre quelque peu de trop manger.
Le pays jouit de la liberté, dit le jeune roi, et tu n’es l’esclave d’aucun homme.
— En guerre, répliqua le tisserand, le fort a raison du plus faible et dans l’état de paix, le riche assujettit le pauvre. Nous devons travailler pour vivre et on nous donne des salaires si misérables que nous mourons. Nous peinons pour les maîtres, tout le jour durant, et eux entassent l’or dans leurs coffres. Nos enfants s’évanouissent hors du monde avant leur temps, et les faces de ceux que nous aimons deviennent dures et mauvaises. Nous foulons les raisins et un autre boit le vin. Nous semons le blé et notre table est vide. Nous portons des chaînes, bien qu’aucun œil ne les voie et nous sommes esclaves, quoiqu’on nous appelle des hommes libres.
— En est-il de même pour tous ?
— Oui, il en est de même pour tous, répondit le tisserand, – pour les jeunes comme pour les vieux, aussi bien pour les femmes que pour les hommes, pour les petits enfants que pour les vieillards courbés sous le poids des années. Les marchands nous oppriment et nous devons forcément obéir à leurs ordres. Le prêtre passe en disant son chapelet ; nul ne s’inquiète de notre sort. Par nos ruelles sans soleil se glisse la Pauvreté avec ses yeux de famine et le Péché avec sa face abrutie s’en vient immédiatement derrière elle. La Misère nous éveille le matin et la Honte s’assied auprès de nous le soir. Mais, que te fait tout cela ? Tu n’es pas des nôtres, tu sembles trop heureux.
Et il se retourna d’un air farouche et lança la navette à travers le métier. Le jeune roi vit qu’il tissait du fil d’or.
Une grande terreur s’empara de lui et il dit au tisserand :
— Quelle robe es-tu donc en train de tisser ?
— C’est la robe pour le couronnement du jeune roi, répondit-il. Mais quel intérêt cela a-t-il pour toi ?
Et le jeune roi poussa un cri et s’éveilla, hélas !
Dans sa chambre, par la fenêtre, il vit la grande lune couleur de miel suspendue dans le ciel sombre.
* * *
Et il se rendormit et il eut un nouveau songe, et voici quel il fut :
Il s’imagina être couché sur le pont d’une immense galère mise en mouvement par les rames d’une centaine d’esclaves.
Sur un tapis à côté de lui, était installé le maître du bâtiment. Il était noir comme de l’ébène et portait un turban de soie écarlate. De grands anneaux d’argent pendaient aux lobes épais de ses oreilles et dans ses mains il tenait une balance en ivoire.
Les esclaves étaient nus, à part un pagne loqueteux, et chaque homme était enchaîné à son voisin. Le soleil ardent tombait en plein sur eux ; les nègres montaient et descendaient le passavant et les cinglaient avec des fouets de cuir. Ils étendaient leurs maigres bras et tiraient sur les lourdes rames qui fendaient les flots. L’embrun flottait sur les lames.
Enfin ils atteignirent une petite baie et se mirent à prendre des sondages. Une légère brise soufflait du rivage et couvrait le pont, ainsi que la grande voile latine, d’une fine poussière rouge. Trois Arabes, montés sur des ânes sauvages s’avancèrent et jetèrent des lances dans leur direction.
Le maître de la galère prit un arc peint et atteignit l’un d’eux à la gorge. Il tomba lourdement dans les vagues du bord et ses compagnons s’enfuirent au galop. Une femme drapée d’un voile jaune les suivait lentement sur un chameau, se retournant de temps en temps vers le cadavre.
Dès qu’ils eurent jeté l’ancre et amené les voiles, les nègres s’en allèrent dans la cale et remontèrent avec une longue échelle de corde alourdie par un fort poids de plomb. Le maître de la galère la jeta par-dessus bord, en prenant soin d’en fixer les extrémités au moyen de deux étançons de fer.
Alors les nègres prirent le plus jeune des esclaves et le débarrassèrent de ses chaînes ; ils lui fermèrent soigneusement les narines et les oreilles avec de la cire et lui attachèrent à la taille une pierre pesante.
Il descendit péniblement l’échelle de corde et disparut dans la mer. Un léger bouillonnement se produisit à l’endroit où il avait plongé. Quelques esclaves regardaient avec curiosité par-dessus le bastingage. À la proue de la galère était un charmeur de requins, qui battait sur un tambour un rythme monotone.
Au bout de quelque temps, le plongeur ressortit de l’eau et se cramponna tout pantelant à l’échelle, tenant dans sa main droite une perle.
Les nègres se saisirent de la perle et renvoyèrent le plongeur. Les esclaves étaient assoupis lourdement sur leurs rames. Encore et encore le plongeur remonta, rapportant chaque fois une belle perle. Le maître de la galère les pesait et les mettait dans un petit sac de cuir vert.
Le jeune roi eût voulu parler, mais sa langue lui semblait collée à son palais et ses lèvres se refusaient à tout mouvement. Les nègres bavardaient entre eux et se prirent de querelle au sujet d’un collier de pierres éclatantes. Deux grues volaient autour du vaisseau.
Enfin, le plongeur remonta pour la dernière fois et la perle qu’il rapporta était plus belle que toutes les perles d’Ormuz, car elle avait la forme d’une pleine lune et elle était plus brillante que l’étoile du matin. Mais la face du plongeur était étrangement pâle, et tandis qu’il tombait sur le pont, le sang jaillit de ses narines et de ses oreilles. Il eut un court tressaillement, puis ce fut tout. Les nègres haussèrent les épaules et précipitèrent le cadavre dans les flots.
Le maître de la galère se mit à rire et s’avança pour prendre la perle ; lorsqu’il la vit, il l’appliqua contre son front et s’inclina.
— Ce sera pour le sceptre du jeune roi, dit-il, puis il fit signe aux nègres de lever l’ancre.
Et lorsque le jeune roi entendit cela, il poussa un cri et s’éveilla ; par la fenêtre, il vit les longs doigts gris de l’aube cueillir, crispés, les étoiles fanées.
* * *
Et il se rendormit et encore il rêva, et son rêve fut celui-ci :
Il lui semblait qu’il se promenait dans la demi-obscurité d’un bois où étaient d’étranges fruits et de belles fleurs vénéneuses. Les serpents sifflaient vers lui et les perroquets aux brillants plumages voletaient en criant de branche en branche.
D’immenses tortues étaient endormies dans le sable brûlant. Les arbres portaient en foule des singes et des paons.
Il allait, il allait toujours, et bientôt il atteignit la lisière du bois. Et là, il vit une multitude d’hommes qui travaillaient dans le lit d’une rivière mise à sec. Ils grimpaient sur les rochers comme des fourmis, ils creusaient des puits profonds dans le sol et y descendaient.
Il y en avait qui fendaient les rocs avec de grandes haches ; d’autres fouillaient le sable. Ils arrachaient jusqu’aux racines les cactus et piétinaient les fleurs écarlates.
C’était une activité incessante ; ils s’interpellaient et aucun d’eux ne restait oisif.
D’une sombre caverne, la Mort et l’Avarice observaient et la Mort dit :
— Je suis lasse, donne-moi le tiers de ces hommes, que je puisse m’en aller d’ici.
Mais l’Avarice fit un signe de tête.
— Ils sont mes serviteurs, répondit-elle.
Et la Mort continua :
— Qu’as-tu là dans la main ?
— J’ai trois grains de blé, en quoi cela peut-il t’intéresser ?
— Donne-m’en un, cria la Mort, pour planter dans mon jardin, rien qu’un, et puis je m’en irai.
— Je ne veux rien te donner, dit l’Avarice, et elle cacha sa main dans les plis de ses vêtements.
Et la Mort se mit à rire, prit une coupe et la plongea dans une mare d’eau : de la coupe sortit la Fièvre paludéenne. Elle traversa la grande multitude et un tiers des hommes tomba. Une brume froide la suivit et les serpents d’eau vinrent ramper à ses côtés.
Et lorsque l’Avarice vit que le tiers des hommes était mort, elle se frappa la poitrine et se prit à pleurer, elle frappa sa poitrine stérile et cria :
— Tu as détruit le tiers de mes serviteurs ; va-t’en ! La guerre est dans les monts de la Tartarie et les rois des deux armées t’appellent. Les Afghans ont abattu le bœuf noir et marchent au combat. Ils ont frappé de leurs lances leurs boucliers et ont mis leurs casques de fer. Qu’est-ce donc qui t’oblige à rester dans mon domaine ? Va-t’en, te dis-je, et ne reviens plus !
— Non, répliqua la Mort, tant que tu ne m’auras pas donné un grain de blé, je ne partirai pas.
Mais l’Avarice ferma sa main et répondit, en serrant les dents :
— Tu n’auras rien.
Et la Mort se mit à rire et prit une pierre noire qu’elle jeta dans la forêt : d’un fourré de ciguës sauvages sortit la grande Fièvre en robe de flammes. Elle passa parmi les hommes et tous ceux qu’elle toucha moururent. L’herbe se flétrissait sous ses pieds au fur et à mesure qu’elle avançait.
Et l’Avarice tressaillit et se couvrit la tête de cendres :
— Tu es cruelle, tu es cruelle, la famine règne dans les cités de l’Inde et les citernes de Samarkande sont desséchées. La famine règne dans les cités de l’Égypte et les sauterelles sont arrivées du désert. Le Nil n’a pas débordé, et les prêtres ont maudit Isis et Osiris. Va-t’en vers ceux qui ont besoin de toi et laisse-moi mes serviteurs !
— Non, répliqua la Mort, tant que tu ne m’auras pas donné un grain de blé, je ne m’en irai point.
— Je ne te donnerai rien, dit l’Avarice.
Et, de nouveau, la Mort eut un rire, elle siffla dans ses doigts et une femme arriva en volant à travers l’espace. Sur son front était écrit : « Je suis la Peste » ; une foule de vautours décharnés tournoyaient à ses côtés. Elle couvrit la vallée de ses ailes et il ne resta plus un homme en vie.
Et l’Avarice s’enfuit en poussant des cris perçants dans la forêt, tandis que la Mort sauta sur son cheval rouge et partit au galop, plus vite que le vent.
Et de la vase, à l’extrémité de la vallée, sortirent en rampant des dragons et d’horribles êtres squameux ; des chacals arrivèrent en trottinant sur le sable, levant leur museau pour humer la brise.
Et le jeune roi se mit à pleurer et dit :
— Quels étaient donc ces hommes et que cherchaient-ils ?
— Ils cherchaient des rubis pour la couronne d’un roi, répondit quelqu’un qui se trouvait derrière lui.
Et le jeune roi tressaillit, se retourna et vit un homme habillé en pèlerin et tenant à la main un miroir d’argent.
Et il devint pâle et demanda :
— Pour quel roi ?
Et le pèlerin répondit :
— Regarde en ce miroir et tu le verras.
Il regarda dans le miroir et, voyant sa propre face, il jeta un grand cri ; l’éclatante lumière du soleil inondait la chambre et dans les arbres du jardin et de la plaisance les oiseaux chantaient.
Et le Chambellan et les grands officiers de la Cour entrèrent pour présenter leurs devoirs, et les pages lui apportèrent la robe tissée d’or, mais il dit aux seigneurs :
— Remportez toutes ces choses, car je ne m’en servirai point.
Et les courtisans étaient stupéfaits, quelques-uns se mirent à rire, croyant à une plaisanterie.
Mais il s’adressa de nouveau à eux sévèrement, et dit :
— Remportez toutes ces choses, éloignez-les de mes regards. Quoique ce soit le jour de mon couronnement, je ne m’en servirai pas. Car sur le métier de la Douleur et par les mains pâles de la Souffrance, cette robe, la mienne, a été tissée. Le sang est dans le cœur du rubis et la mort dans le cœur de la perle.
Et il leur raconta ses trois songes.
Et quand ils entendirent cela, les courtisans s’entre-regardèrent, en murmurant : « Sûrement notre seigneur a perdu la tête, car un songe est-il plus qu’un songe, une vision est-elle autre chose qu’une vision ? Ce ne sont pas là des réalités auxquelles il faille prêter la moindre attention. Et que nous importe la vie de ceux qui travaillent pour nous ? Ne boirons-nous du vin que quand nous aurons parlé avec le vigneron ; ne mangerons-nous pas de pain avant d’avoir vu le semeur ? »
Et le Chambellan, s’adressant au roi, lui dit :
— Je supplie Votre Majesté d’éloigner ces sombres pensées et de revêtir cette belle robe, de poser cette couronne sur sa tête. Car comment le peuple saura-t-il que vous êtes un roi, si vous ne portez pas les attributs de sa dignité ?
Et le jeune roi le regarda.
— Vraiment, interrogea-t-il, ne reconnaîtra-t-on en moi le roi que si je porte les attributs extérieurs de la royauté ?
— Le Peuple ne reconnaîtra point Votre Majesté, s’écria le Chambellan.
— Je pensais qu’il y avait des hommes d’apparence royale, répondit-il, mais il se peut que ce que vous dites soit vrai. Et pourtant je ne veux point porter cette robe, je ne mettrai pas sur ma tête cette couronne, mais je veux sortir de ce palais tel que j’y suis entré.
Et il leur donna congé, ne retenant auprès de lui, pour son service, qu’un jeune page, d’une année plus jeune que lui-même et qui lui servait de compagnon. Et après s’être baigné dans de l’eau fraîche, il ouvrit un grand coffre peint et en tira la tunique de cuir et le grossier manteau en peau de mouton qu’il portait lorsqu’il gardait, sur la colline, les chèvres aux poils hérissés. Il les revêtit et il prit à la main son rude bâton de berger.
Et le petit page ouvrait de grands yeux bleus, tout stupéfait, et il lui dit en souriant :
— Majesté, je vois la robe et le sceptre, mais où est la couronne ?
Et le jeune roi cueillit une branche de rosier sauvage qui grimpait sur le balcon, la courba et en fit une petite couronne, qu’il posa sur sa tête.
— Ce sera ma couronne, dit-il.
Et ainsi paré, il passa de sa chambre dans la grande salle, où les nobles l’attendaient.
Et les nobles s’éjouirent et quelques-uns dirent :
— Votre Majesté, le peuple attend son roi et il va voir un mendiant.
D’autres s’irritaient et disaient :
— Il fait honte à la Cour, il est indigne d’être notre maître.
Mais il ne répondit pas un mot, continua son chemin, descendit l’escalier de porphyre éclatant, passa les portes de bronze, monta sur son coursier et se dirigea vers la cathédrale ; le petit page courait à ses côtés.
Et le peuple riait, disant : « C’est le fou du roi qui est là à cheval », et il l’accablait de moqueries.
Et il arrêta son coursier et dit :
— Non pas, je suis le roi lui-même. Et il raconta ses trois songes.
Un homme sortit de la foule, et s’adressant à lui d’un ton amer, lui dit :
— Votre Majesté ignore-t-elle que le luxe du riche c’est la vie pour le pauvre ? Les pompes royales nous empêchent de mourir ; c’est grâce à vos vices que nous avons du pain. Travailler pour un maître sévère, c’est dur, mais n’avoir aucun maître pour lequel travailler est plus dur encore. Votre Majesté pense-t-elle que les corbeaux vont nous apporter à manger ? Du reste, s’inquiètent-ils de pareilles choses ? – Direz-vous à l’acheteur : « Tu achèteras pour autant » et au vendeur : « Tu vendras à tel prix ? » – Je crois que non. Retournez donc au palais, revêtez la pourpre et le linge fin. Qu’avez-vous à faire avec nous et nos souffrances ?
— Les riches et les pauvres ne sont-ils point frères ? demanda le jeune roi.
— Sans doute, répliqua l’homme, et le nom du riche est Caïn.
Et les yeux du jeune roi s’emplirent de larmes et il continua sa route au milieu des murmures de la foule ; le jeune page, pris de peur, l’abandonna.
Et lorsqu’il atteignit le grand portail de la cathédrale, les soldats croisèrent leurs hallebardes et dirent : Que viens-tu chercher ici ? – Personne ne passe cette porte si ce n’est le roi.
Et sa face s’enflamma de colère et il leur dit :
— Je suis le roi, – écarta leurs hallebardes et passa.
Et quand le vieil évêque le vit venir dans son accoutrement de chevrier, il se leva, stupéfait, de son trône et s’avançant à sa rencontre, lui dit :
— Mon fils, est-ce donc là l’appareil royal ? Avec quelle couronne vais-je te couronner ? Quel sceptre vais-je placer en ta main ? Certes, aujourd’hui devrait être pour toi un jour de joie et non pas un jour d’humiliation.
— La Joie portera-t-elle ce qu’ouvra la Douleur ? dit le jeune roi.
Et il lui raconta ses trois songes.
Et quand l’Évêque eut entendu cela, il fronça les sourcils et dit :
— Mon fils, je suis un vieillard et dans l’hiver de mes ans, et je sais qu’on fait beaucoup de males choses dans le vaste monde. Les féroces brigands descendent des montagnes et enlèvent les petits enfants pour les vendre aux Maures. Les lions se couchent sur le sable du désert pour attendre les caravanes et se précipitent d’un bond sur les chameaux. Les sangliers dévastent les moissons dans les vallées et les renards mangent les raisins sur la colline. Les pirates sèment l’effroi tout le long de la côte, brûlent les vaisseaux des pêcheurs et s’emparent de leurs filets. Dans les marais salants vivent les lépreux ; ils ont des maisons de roseaux entrelacés et personne ne peut les approcher. Les mendiants s’en vont dans les cités et mangent leur nourriture avec les chiens. Peux-tu faire en sorte que tout cela ne soit pas ? Prendras-tu le lépreux par la main et le conduiras-tu à côté de toi dans ton lit ? Placeras-tu le mendiant à ta table ? Le lion se fera-t-il plus doux devant toi et le sanglier va-t-il obéir à ton ordre ? Le Très-Haut qui a créé la Misère n’est-il pas plus sage que toi-même ? C’est pourquoi je te prie de retourner à ton palais, de prendre un air joyeux et de revêtir le costume qui convient à un roi ; alors, avec la couronne d’or je te couronnerai, et le sceptre orné de perles je le placerai dans ta main. Et pour ce qui est de tes songes, oublie-les. Le fardeau de ce monde est trop lourd pour un homme tout seul ; la souffrance de l’univers est trop lourde pour un seul cœur.
— Et tu dis cela dans ton temple ! répliqua le jeune roi, et il s’avança, laissant de côté l’évêque, gravit les marches de l’autel et s’arrêta devant l’image du Christ.
Devant l’image du Christ il s’arrêta, et dans sa main droite, comme dans sa main gauche, il tenait de merveilleuses orfèvreries, – le calice avec le vin jaune et le viatique avec les saintes huiles.
Il s’agenouilla devant l’image du Christ ; les grands chandeliers jetaient des flammes éclatantes sur la châsse ornée de joyaux et la fumée de l’encens s’en allait en minces volutes bleues vers la voûte. Il courba la tête, dans une attitude de prière, et les prêtres avec leurs roides chasubles quittèrent un à un l’autel.
Et soudain, un violent tumulte se fit entendre au dehors, et entrèrent les nobles, l’épée nue, panaches au vent, avec des boucliers d’acier poli.
— Où donc est ce forgeur de songes ? s’écriaient-ils. – Où est ce roi accoutré comme un mendiant ? Où est ce jeune fou qui jette l’opprobre sur la Cour ? Nous allons lui régler son compte, car il est indigne de régner sur nous.
Et le jeune roi courba de nouveau la tête et continua de prier ; et quand sa prière fut finie, il se releva, se retourna et les regarda d’un air triste.
Et voici qu’à travers les vitraux, les rayons du soleil ruisselèrent sur lui et lui tissèrent une robe plus belle encore que la robe destinée à son couronnement. Et son bâton mort portait des fleurs, des lys, plus blancs que des perles ; sur sa tête la branche desséchée revivait en roses plus rouges que des rubis. Plus blancs que les plus belles perles étaient les lys et leurs tiges étaient d’argent éclatant. Plus rouges que les plus beaux rubis étaient les roses, et leurs feuilles étaient d’or battu.
Il était là, en costume de roi, et les panneaux de la châsse s’ouvrirent, et du cristal de l’ostensoir rayonnant jaillit une merveilleuse et mystique clarté. Il était là, debout, en costume de roi, et la gloire de Dieu emplissait le temple, et les Saints, dans leurs niches sculptées, semblaient prendre vie.
Dans le superbe costume de roi, il était là, et l’orgue faisait entendre sa grandiose musique, et les trompettes sonnaient, et les enfants de chœur chantaient.
Et le peuple tomba à genoux, saisi de crainte ; les nobles remirent l’épée au fourreau et rendirent hommage au roi, l’évêque devint pâle et ses mains tremblaient.
— Un plus puissant que moi t’a donné la couronne, – s’écria-t-il, et il s’agenouilla devant lui.
Et le jeune roi descendit du grand autel et rentra au palais, en traversant la foule. Mais nul dans cette foule n’osa regarder sa face, car elle était comme la face d’un ange.
L’ANNIVERSAIRE DE L’INFANTE
C’était le jour anniversaire de la naissance de l’Infante. Elle avait précisément douze ans ; et le soleil éclairait brillamment les jardins du Palais.
Bien qu’elle fût une vraie princesse et l’Infante d’Espagne, elle n’avait qu’un jour anniversaire par an, tout comme les autres enfants des pauvres gens, de sorte que c’était chose importante que le pays entier eût une belle journée, à cette occasion.
Et c’était véritablement une belle journée. Les sveltes tulipes bigarrées se dressaient sur leurs tiges, comme de longues rangées de soldats et défiaient, de l’autre côté de la pelouse, les roses, disant : « Nous sommes aussi splendides que vous, maintenant. » Les papillons pourpres voletaient çà et là, avec de la poussière d’or à leurs ailes, visitant tour à tour chaque fleur ; les petits lézards se glissaient hors des crevasses de la muraille et se laissaient cuire dans la blanche lumière et les grenades se fendaient et craquaient par la chaleur, mettant à nu leurs cœurs rouges.
Même les citrons jaune pâle, qui pendaient à foison sur les treillis en ruine et le long des sombres arcades, semblaient emprunter une couleur plus riche à l’éclat merveilleux du soleil et les magnolias ouvraient leurs grandes fleurs d’ivoire en forme de globes et remplissaient l’air d’un lourd et doux parfum.
La petite Princesse elle-même allait et venait sur la terrasse avec ses compagnes et ses compagnons, et jouait à cache-cache autour des vases de pierre et des vieilles statues couvertes de mousse. Les jours ordinaires, il lui était permis seulement de jouer avec des enfants de son propre rang, de sorte qu’elle devait toujours jouer seule ; mais le jour de son anniversaire constituait une exception, et le Roi avait donné des ordres pour qu’elle invitât toutes celles de ses jeunes amies, tous ceux de ses jeunes amis qu’elle désirait voir venir pour s’amuser avec elle.
Il y avait chez ces sveltes enfants espagnols, tandis qu’ils folâtraient, une certaine grâce majestueuse : les garçons avec leurs grands chapeaux empanachés et leurs courts manteaux flottants, les filles relevant les traînes de leurs longues robes de brocart et se garantissant les yeux de la vive clarté du soleil au moyen de vastes éventails noir et argent. Mais l’Infante était la plus gracieuse de toutes, et la mieux habillée, suivant la mode quelque peu encombrante de l’époque. Sa robe était de satin gris, le bord et les manches aux gros bouffants lourdement brodés d’argent et le roide corsage tout garni de rangées de belles perles. Deux mules mignonnes, avec d’épaisses rosettes roses, semblaient jeter un coup d’œil de dessous sa robe, tandis qu’elle marchait. Rose et perle était son grand éventail de gaze, et dans ses cheveux, qui entouraient comme d’une rigide auréole d’or pâle sa petite figure, elle avait une belle rose blanche.
D’une fenêtre du palais, le Roi, mélancolique, les regardait. Derrière lui, se tenait son frère, Don Pedro d’Aragon, qu’il haïssait, et son confesseur, le Grand Inquisiteur de Grenade, était à côté de lui. Plus triste encore que de coutume était le Roi, car, tandis qu’il contemplait l’Infante s’inclinant avec une gravité enfantine vers l’assemblée des courtisans, ou se moquant derrière son éventail de la revêche duchesse d’Albuquerque, qui toujours l’accompagnait, il songeait à la jeune Reine, sa mère qui, bien peu de temps auparavant – à ce qu’il lui semblait – était arrivée du gai pays de France, et s’était flétrie dans la sombre splendeur de la Cour d’Espagne, juste six mois après la naissance de son enfant, et avant d’avoir vu fleurir deux fois le verger ou cueilli deux fois les fruits du vieux figuier noueux qui se dressait dans la cour, maintenant tout herbue. Si grand avait été son amour pour elle, qu’il n’avait point permis à la tombe de la lui cacher à jamais. Elle avait été embaumée par un médecin maure, qui, en récompense de ce service, avait reçu la vie sauve (pour hérésie, il avait déjà été livré, disait-on, au Saint-Office) et son corps était toujours couché au fond de sa bière tendue de tapisseries dans la chapelle de marbre noir du palais, tel que les moines l’y avaient transporté par ce jour venteux d’avril, environ douze années auparavant. Une fois par mois, le Roi, drapé dans un manteau sombre et avec une lanterne sourde à la main, allait à la chapelle et s’agenouillait à côté de la bière, en s’écriant : « Mi Reina ! mi Reina ! » et parfois, rompant les formalités de l’étiquette, qui, en Espagne, régit le moindre acte de la vie, et pose des limites même à la douleur d’un roi, il agrippait, dans une folle agonie de désespoir, les mains pâles ornées de joyaux, et tentait de réveiller par ses baisers éperdus la face froide de la morte.
Aujourd’hui, il lui semblait la voir encore, telle qu’il l’avait aperçue la première fois au château de Fontainebleau, quand il n’avait que quinze ans, et qu’elle était plus jeune encore. Ils avaient été officiellement fiancés à cette occasion par le Nonce du pape, en présence du Roi de France et de toute la Cour, et il était retourné à l’Escurial emportant avec lui une petite boucle de cheveux blonds et le souvenir de deux lèvres enfantines penchées pour baiser sa main, tandis qu’il entrait dans son carrosse. Plus tard avaient suivi le mariage hâtivement célébré à Burgos, une petite ville de la frontière entre les deux pays, et la joyeuse entrée à Madrid avec l’habituelle célébration de la grand’messe à l’église de La Atocha, et un autodafé spécialement solennel, pour lequel environ trois cents hérétiques, et parmi eux, de nombreux Anglais, avaient été livrés au bras séculier, aux fins d’être brûlés.
Certes il l’avait aimée follement, pour la ruine, – beaucoup le pensaient, – de son pays, qui disputait alors à l’Angleterre la possession de l’empire du Nouveau-Monde. Il lui avait à peine permis d’être jamais hors de la portée de ses regards ; pour elle, il avait oublié, ou il semblait avoir oublié, toutes graves affaires d’État, et avec ce terrible aveuglement qu’apporte la passion chez ceux qu’elle soumet à sa loi, il n’avait pas remarqué que la complication du cérémonial par lequel il cherchait à lui plaire, ne faisait qu’aggraver l’étrange maladie dont elle souffrait. Quand elle décéda, il fut pendant un instant comme en proie à la folie. En vérité, il n’est pas douteux qu’il aurait formellement abdiqué et se serait retiré dans le grand monastère des trappistes de Grenade dont il était le prieur en titre, n’eût été la crainte de laisser la petite Infante à la merci de son frère, dont la cruauté, même en Espagne, était notoire et qui était soupçonné par nombre de gens d’avoir causé la mort de la Reine en lui offrant une paire de gants empoisonnés, lors de sa visite à son château d’Aragon.
Même après l’expiration des trois ans de deuil public, il avait fait proclamer dans toute l’étendue de ses domaines, par édit royal, défense à ses ministres de lui parler d’un nouveau mariage avec qui que ce fût, et lorsque l’Empereur en personne lui offrit la main de la belle Archiduchesse de Bohême, sa nièce, il dit aux Ambassadeurs de répondre à leur Maître que le Roi d’Espagne était déjà uni à la Douleur et que, bien qu’elle fût stérile, il l’aimait mieux que la Beauté ; réponse qui coûta à la couronne les riches provinces des Pays-Bas, lesquelles, à l’instigation de l’Empereur, bientôt après, se révoltèrent contre lui, avec, comme chefs, quelques fanatiques de l’Église réformée.
Toute sa vie d’homme marié, avec ses joies fougueuses et ardentes, et la terrible agonie de sa fin subite, semblaient lui revenir aujourd’hui, tandis qu’il regardait l’Infante jouer sur la terrasse. Elle avait toute la pétulance de la Reine, la même façon déterminée de remuer la tête, la même cambrure fière et belle de la bouche, le même sourire merveilleux – vrai sourire de France, – en levant les yeux de temps en temps, vers la fenêtre ou en tendant sa petite main à baiser aux majestueux Grands d’Espagne. Mais le rire perçant des enfants faisait mal à ses oreilles ; l’impitoyable éclat du soleil semblait railler sa tristesse, et une vague odeur d’étranges épices, telles qu’en emploient les embaumeurs, paraissait, – ou bien était-ce pure imagination ? – envahir la claire atmosphère matinale.
Il enfouit sa face dans ses mains, et lorsque l’Infante releva de nouveau les yeux vers la fenêtre, les rideaux avaient été tirés et le Roi avait disparu.
Elle fit une petite moue de désappointement et haussa les épaules. Sûrement il aurait pu demeurer avec elle le jour anniversaire de sa naissance. Qu’importaient les stupides affaires d’État ? Ou bien s’en était-il allé à cette lugubre chapelle, où les cierges ne cessaient jamais de brûler et où on ne lui permettait pas d’entrer ? Comme c’était sot de sa part, alors que le soleil brillait si splendidement et que tout le monde était dans la joie !… Et puis il allait manquer le simulacre de course de taureaux, pour lequel la trompette sonnait déjà, sans parler de la représentation de marionnettes et de toutes les autres merveilles. Son oncle et le grand Inquisiteur étaient beaucoup plus sensés. Ils étaient sortis sur la terrasse pour lui adresser de gentils compliments. Elle faisait aller sa fine tête et prenant Don Pedro par la main, elle descendit lentement les degrés pour aller vers un long pavillon de soie pourpre qui avait été érigé à l’extrémité du jardin, les autres enfants, suivant, selon l’ordre de préséance, ceux qui avaient les noms les plus longs en tête.
* * *
Une procession de jeunes petits nobles, fantastiquement habillés en toréadors, sortit à sa rencontre et le jeune comte de Tierra-Nueva, un merveilleux garçon de quatorze ans, se découvrant avec la grâce innée d’un hidalgo et d’un Grand d’Espagne, la conduisit solennellement vers une petite chaise d’or et d’ivoire disposée de façon à dominer l’arène.
Les enfants se groupèrent tout autour, agitant leurs grands éventails et causant à voix basse, et Don Pedro et le Grand Inquisiteur se tenaient en riant, à l’entrée. Même la Duchesse – La Camarera Mayor, ainsi qu’on l’appelait – une femme maigre, aux traits durs qu’encadrait une fraise jaune, semblait n’être pas d’aussi méchante humeur que d’habitude, et l’on eût dit que quelque chose comme un glacial sourire passait sur son visage ridé et se jouait sur ses lèvres exsangues et minces.
Certainement c’était une magnifique course de taureaux, bien plus belle, pensait l’Infante, que la vraie course de taureaux qu’on lui avait fait voir à Séville, à l’occasion de la visite du duc de Parme à son père. Quelques-uns des petits garçons évoluaient sur des chevaux d’enfants, richement caparaçonnés, brandissant de longues javelines où étaient attachés de joyeux flots de rubans aux couleurs vives ; d’autres allaient à pied, agitant leurs mantes écarlates devant le taureau, et sautaient prestement par-dessus la barrière lorsqu’il les chargeait, et quant au taureau lui-même il était fait d’osier et de cuir tendu et parfois s’obstinait à courir tout autour de l’arène, sur ses pattes de derrière, ce à quoi nul taureau vivant n’eût jamais songé. Il se comporta magnifiquement aussi et les enfants s’amusèrent au point qu’ils se mirent debout sur les banquettes et agitèrent leurs mouchoirs de dentelle en criant : « Bravo toro ! Bravo toro ! » avec le même sérieux que les grandes personnes. À la fin, cependant, après une lutte prolongée, au courant de laquelle plusieurs chevaux furent percés de part en part et leurs cavaliers désarçonnés, le jeune comte de Tierra-Nueva força le taureau à plier les genoux et, ayant obtenu de l’Infante permission de donner le coup de grâce, plongea son épée de bois dans le cou de l’animal avec une violence telle que la tête tomba d’une pièce, laissant à découvert la face rieuse du petit Monsieur de Lorraine, fils de l’ambassadeur de France à Madrid.
L’arène fut alors vidée, au milieu des applaudissements, et les cadavres de chevaux emportés solennellement par deux pages maures en livrées jaune et noire, puis après un court interlude, pendant lequel un danseur français exécuta des tours sur la corde raide, des marionnettes italiennes firent leur apparition dans la tragédie classique de Sophonisbe, sur la scène d’un petit théâtre qui avait été élevé pour la circonstance. Les pantins jouaient si bien et leurs gestes avaient tellement de naturel, qu’à la fin de la pièce, les yeux de l’Infante étaient mouillés de larmes. En vérité quelques-uns des enfants pleurèrent et on dut les calmer en leur donnant des sucreries ; le Grand-Inquisiteur lui-même fut tellement impressionné qu’il ne put s’empêcher de dire à Don Pedro qu’il lui semblait intolérable que des personnages faits simplement de bois et de cire coloriée, manœuvrant mécaniquement à l’aide de ficelles, pussent être si malheureux et exposés à de si terribles infortunes.
Vint ensuite un jongleur africain, qui portait un grand panier couvert d’un drap rouge. Il tira de son turban une curieuse flûte de roseau dans laquelle il se mit à souffler ; bientôt après, le drap commença à remuer et comme la flûte donnait des sons de plus en plus aigus, deux serpents vert et or passèrent leurs têtes étranges et se dressèrent lentement, se balançant de-ci, de-là, au rythme de la musique, comme une plante se balance dans l’eau. Les enfants, cependant, montraient quelque crainte de leurs têtes tachetées et de leurs langues rapides, et se sentirent beaucoup plus rassurés quand le jongleur fit sortir du milieu de l’arène un minuscule oranger qui porta immédiatement de belles fleurs blanches et de vrais fruits, et lorsqu’il prit l’éventail de la petite fille de la marquise de Las Torres et le changea en un oiseau bleu qui se mit à voleter tout autour du pavillon et à chanter, leur enthousiasme ne connut plus de bornes. Le solennel menuet aussi, exécuté par les petits danseurs de l’église de Nuestra Senora Del Pilar, fut charmant.
L’Infante n’avait encore jamais vu cette magnifique cérémonie qui a lieu chaque année, en mai, devant le grand autel de la Vierge, en son honneur, et en vérité aucun membre de la famille royale d’Espagne n’était plus entré dans la grande cathédrale de Saragosse, depuis qu’un prêtre frappé de folie – que l’on supposait généralement avoir été à la solde d’Elisabeth d’Angleterre – avait tenté d’administrer une hostie empoisonnée au prince des Asturies, de sorte qu’elle ne connaissait que par ouï-dire la « Danse de Notre-Dame-la-Vierge » comme on l’appelait, et vraiment, c’était beau à voir, cette danse. Les enfants portaient d’anciens costumes de Cour en velours blanc, et leurs curieux tricornes étaient garnis d’argent et surmontés de grandes plumes d’autruche. L’éclatante blancheur de leurs costumes, tandis qu’ils évoluaient au soleil, se trouvait encore accentuée par leurs visages basanés et leurs longs cheveux noirs. Tout le monde était fasciné par la grave dignité de leurs évolutions aux figures compliquées, par la grâce raffinée de leurs gestes et leurs majestueuses révérences, et quand ils eurent fini leurs passades et abaissé leurs grands chapeaux empanachés vers l’Infante, celle-ci leur rendit leur salut avec beaucoup de courtoisie et fit vœu d’envoyer un beau cierge à Notre-Dame-Del-Pilar à titre de remerciement pour le plaisir qu’elle lui avait donné.
De beaux Égyptiens, – c’est ainsi que l’on dénommait les Gitanes dans ce temps-là – s’avancèrent ensuite dans l’arène et s’installèrent en cercle, les jambes croisées par terre, se mirent à jouer doucement de la cithare, en faisant suivre à leurs corps le rythme de la musique, et en fredonnant, presque imperceptiblement, un chant rêveur et lent. Lorsqu’ils aperçurent Don Pedro, ils prirent un air renfrogné et quelques-uns même semblèrent terrifiés, car, peu de semaines auparavant, il avait fait pendre deux ou trois membres de leur tribu pour sorcellerie sur la place du marché à Séville ; mais la jolie Infante, rejetée en arrière et regardant par-dessus son éventail avec ses grands yeux bleus, les charma et ils eurent l’impression pleine et entière qu’une créature si jolie ne pouvait être cruelle pour personne au monde. Ils continuèrent donc à jouer doucement, touchant à peine les cordes des cithares avec leurs grands ongles pointus, et leurs têtes commençaient à vaciller, comme s’ils allaient s’endormir. Tout à coup, avec un cri si perçant que tous les enfants sursautèrent et que la main de Don Pedro grippa le pommeau d’agate de son poignard, ils se dressèrent d’un seul bond et, dans une ronde folle, firent le tour de l’arène en battant leurs tambourins et chantant de sauvages chansons d’amour dans leur langue gutturale. Puis, à un autre signal, ils se jetèrent de nouveau sur le sol et y restèrent dans une immobilité complète ; le vague raclement des cithares rompait seul le silence. Après avoir répété cela plusieurs fois consécutives, ils disparurent un instant et revinrent, conduisant par une chaîne un ours brun au poil rude et portant sur leurs épaules quelques petits singes de Barbarie.
L’ours se tenait sur sa tête avec la plus parfaite gravité, et les singes savants firent toutes espèces de tours amusants avec les deux petits Gitanes qui paraissaient être plus spécialement leurs maîtres, combattirent avec de minuscules sabres de bois, tirèrent le canon et manœuvrèrent tout comme de vrais soldats de la Garde du corps du Roi. En fait, les Gitanes eurent un grand succès.
Mais la plus remarquable des réjouissances du matin fut sans conteste la danse du Nain. Quand il arriva cahin-caha dans l’arène, se dandinant sur ses jambes torses et balançant de côté et d’autre sa grosse tête difforme, les enfants partirent d’un éclat de rire général, et l’Infante elle-même fut prise d’un tel accès d’hilarité que la Camarera se vit obligée de lui rappeler que, bien qu’il y eût des précédents en Espagne qu’une Reine eût pleuré devant ses égales, il n’en existait point pour autoriser une personne de sang royal à exhiber tant de joie devant des personnes d’une naissance inférieure. Le nain, cependant, était réellement tout à fait irrésistible, et même à la Cour d’Espagne, toujours réputée pour sa passion cultivée de l’horrible, on n’avait jamais vu de petit monstre fantastique à ce point. C’était d’ailleurs sa première apparition. Il avait été découvert la veille seulement, courant sauvagement à travers les bois, par deux des seigneurs à qui il était arrivé de chasser dans une partie éloignée de la grande forêt de chênes-liège qui entourait la ville, et il avait été amené par eux au Palais, à titre de surprise pour l’Infante ; son père, un pauvre charbonnier, n’étant que trop heureux de se débarrasser d’un enfant aussi laid et aussi inutile. Peut-être, ce qu’il y avait de plus amusant chez lui, c’était la complète inconscience de son aspect grotesque. Vraiment il semblait tout à fait heureux et d’excellente humeur.
Quand les enfants riaient, il riait avec autant de liberté, avec autant de joie que n’importe lequel d’entre eux, et, à la fin de chaque danse, il faisait à chacun la plus cocasse des révérences, leur souriant, les saluant de la tête, exactement comme s’il eût été l’un d’eux et non pas un petit être contrefait, que la nature, par quelque caprice, avait créé pour servir de jouet à la moquerie. Quant à l’Infante, elle le fascinait absolument. Il ne pouvait en détacher les yeux et semblait danser pour elle seule ; et lorsque, à la fin de la représentation, se souvenant avoir vu les grandes dames de la Cour jeter des bouquets à Caffarelli, le fameux chanteur Italien, que le Pape avait envoyé de sa propre chapelle à Madrid, dans l’espoir de guérir la mélancolie du Roi par la douceur de sa voix, elle prit dans ses cheveux la belle rose blanche, et, moitié par jeu, moitié pour taquiner la Camarera, elle la lui jeta dans l’arène, en lui adressant le plus charmant sourire ; il prit la chose tout à fait au sérieux, et, appliquant la fleur contre ses rudes lèvres, il mit la main sur son cœur et tomba sur un genou devant elle, avec une grimace qui allait d’une oreille à l’autre, ses petits yeux étincelant de plaisir.
Ceci bouleversa tellement la gravité de l’Infante, qu’elle riait encore longtemps après que le nain eût quitté l’arène ; elle exprima à son oncle le désir de voir recommencer la danse. La Camarera, cependant, sous le prétexte que le soleil était trop brûlant, décida qu’il valait mieux pour Son Altesse rentrer sans tarder au palais, où un magnifique repas avait été déjà préparé pour elle, comportant aussi un vrai gâteau d’anniversaire, avec ses initiales partout, en sucre de couleur, et un beau pavillon d’argent au sommet.
En conséquence, l’Infante se leva très dignement, et ayant donné des ordres pour que le petit nain dansât de nouveau à son intention aussitôt après l’heure de la sieste, et fait part au jeune comte de la Tierra-Nueva de ses remerciements pour sa charmante réception, elle s’en retourna à ses appartements, les enfants la suivant dans le même ordre qu’à leur entrée.
* * *
Maintenant, quand le petit nain apprit qu’il devait danser une seconde fois devant l’Infante, et sur son commandement exprès, il fut si fier, qu’il s’enfuit dans le jardin, ne cessant de baiser la rose blanche en une absurde extase de plaisir, et faisant les gestes les plus bizarres et les plus grotesques.
Les fleurs étaient absolument indignées de cette insolente intrusion dans leur beau domaine, et lorsqu’elles virent qu’il courait à l’aveuglette, par les chemins, en agitant d’une façon ridicule ses bras au-dessus de sa tête, elles ne purent se contenir davantage.
— Il est vraiment trop laid pour qu’on lui permette de jouer en n’importe quel endroit où nous nous trouvons, s’écrièrent les tulipes.
— Il devrait boire du suc de pavot et s’en aller dormir pour un millier d’années, dirent les grands lys écarlates, et ils s’enflammaient de fureur.
— C’est une parfaite horreur, vociféra le cactus. Comme il est difforme et grotesque, et comme sa tête est absolument hors de proportion avec ses jambes ; réellement, je sens tous mes piquants saillir, et, s’il approche, gare à sa peau.
— Et il a vraiment dans sa main l’une de nos plus belles fleurs, s’exclama le rosier blanc. Je la donnai à l’Infante ce matin, moi-même, à titre de présent pour son anniversaire, et il la lui a volée.
Et le rosier se mit à crier : « Au voleur ! Au voleur ! » aussi haut qu’il put.
Même les rouges géraniums, qui n’ont pas l’habitude de se donner de grands airs et qui sont connus pour la pauvreté de leurs relations, prirent un air dégoûté lorsqu’ils l’aperçurent, et quand les violettes firent observer doucement que s’il était laid, certes, fort laid, il n’y pouvait rien, les géraniums répliquèrent avec une bonne part de justice que c’était précisément son principal défaut, et qu’il n’y avait aucune raison d’admirer une personne parce qu’elle était incurable ; et vraiment, quelques-unes des violettes se dirent que la laideur du petit nain était presque de l’ostentation et qu’il eût fait preuve de meilleur goût en prenant un air triste, ou tout au moins pensif, au lieu de se livrer à des bonds de joie désordonnée et de se prodiguer en attitudes aussi grotesques et aussi sottes.
Quant au vieux cadran solaire, qui était une personnalité extrêmement remarquable, et avait, jadis, indiqué l’heure du jour à rien moins que l’Empereur Charles-Quint lui-même, il était si déconcerté par l’apparition du petit nain, qu’il oublia presque de marquer deux pleines minutes de son long doigt d’ombre et ne put s’empêcher de dire au grand paon blanc qui se chauffait sur la balustrade, que chacun savait que les enfants de rois sont rois et que les enfants de charbonniers sont charbonniers et qu’il était absurde de prétendre le contraire – affirmation dont le paon reconnut la parfaite exactitude, en s’écriant : « Certainement, certainement », d’une voix tellement perçante, que les poissons rouges qui vivaient dans le bassin d’où fusait le jet d’eau jaillissant, poussèrent la tête hors de leur demeure et demandèrent aux grands tritons de pierre ce qui, pour l’amour du ciel, se passait.
Pourtant les oiseaux avaient de la sympathie pour lui. Ils l’avaient vu souvent dans la forêt, dansant follement comme un lutin à la poursuite des feuilles tourbillonnantes, ou bien installé à croupetons dans le creux de quelque vieux chêne, partageant ses noisettes avec les écureuils. Ils ne s’occupaient pas le moins du monde de savoir s’il était beau ou laid. Le rossignol lui-même qui, si suavement, chantait dans le bosquet d’orangers, la nuit, que parfois la lune se penchait pour l’écouter, n’était pas tellement beau non plus, et d’ailleurs le nain avait été bon pour eux et durant cet hiver terrible, pendant lequel on ne trouvait plus de baies aux arbres, lorsque la terre était dure comme le fer et que les loups étaient descendus jusqu’aux portes mêmes de la cité pour chercher à manger, il ne les avait pas une seule fois oubliés, mais leur avait toujours distribué des miettes de sa petite miche de pain noir et partagé avec eux son repas, quelque pauvre qu’il fût.
Ils s’en vinrent donc voleter et virevolter autour de lui, frôlant sa joue de leurs ailes en passant et bavardant entre eux ; et le petit nain fut si ravi qu’il ne put se retenir de leur montrer la belle rose blanche et de leur confier que c’était l’Infante elle-même qui la lui avait donnée, parce qu’elle l’aimait.
Ils ne comprenaient pas un seul mot de ce qu’il disait, mais cela était indifférent, car ils penchaient la tête de côté d’un air grave, ce qui vaut tout autant que de comprendre une chose, et certes est beaucoup plus facile.
Les lézards aussi, l’aimaient immensément, et quand il était las d’avoir couru de tous côtés, et se jetait sur l’herbe pour goûter un peu de repos, ils jouaient et venaient faire leurs tours près de lui, tâchant de l’amuser le mieux possible. « Tout le monde ne peut être aussi beau qu’un lézard, s’écriaient-ils. Ce serait trop espérer. Et quoique cela semble étrange à dire, il n’est réellement pas si laid, après tout, pourvu, bien entendu, que l’on ferme les yeux et qu’on ne le regarde pas. » Les lézards étaient extrêmement philosophes par nature, et souvent ils demeuraient, des heures et des heures tous ensemble à méditer, quand il n’y avait rien d’autre à faire ou que le temps était trop pluvieux pour sortir.
Les fleurs, cependant, étaient extrêmement ennuyées de la conduite de ceux-ci et de celle des oiseaux. « Cela démontre seulement, dirent-elles, le mauvais effet de tout ce vagabondage. Les gens bien élevés restent toujours à la même place, comme nous. Jamais on ne nous voit courir comme des folles par les chemins, ou galoper sauvagement à travers les pelouses pour poursuivre les libellules. Quand nous avons besoin de changer d’air, nous faisons venir le jardinier et il nous transporte dans un autre parterre. Voilà une digne façon de se conduire, et comment tout le monde devrait agir. Mais les oiseaux et les lézards n’ont pas le sens du repos, et vraiment les oiseaux n’ont même pas d’adresse fixe. Ce sont de simples vagabonds tout comme les Gitanes et ils devraient être traités de la même façon. »
Elles relevèrent donc le nez et prirent un air des plus hautains ; et leur joie fut à son comble lorsque, peu après, elles virent le petit nain quitter avec effort le gazon et traverser la terrasse pour regagner le palais.
— On devrait certainement le tenir sous clef pour le restant des jours que la nature lui accorde, dirent-elles. Voyez cette bosse sur son dos et la torsion de ses jambes, et elles eurent un rire étouffé.
Mais le petit nain ne savait rien de tout cela. Il aimait les oiseaux et les lézards de tout son cœur, et pensait que les fleurs étaient les créatures les plus merveilleuses du monde entier, sauf, naturellement l’Infante, mais aussi elle lui avait donné la belle rose blanche et elle l’aimait : cela faisait une grande différence. Comme il souhaitait d’être de nouveau avec elle ! Elle le placerait à sa droite, elle lui sourirait et il ne la quitterait jamais, lui enseignant toutes sortes de tours amusants, car, quoiqu’il n’eût jamais été dans un palais, il savait beaucoup de choses et des choses merveilleuses : il fabriquait des petites cages de jonc pour les sauterelles chantantes et façonnait le bambou aux nœuds espacés en chalumeaux tels que Pan aime à les entendre ; il connaissait le cri de tous les oiseaux et pouvait appeler de la cime des arbres les sansonnets, ou de l’étang, le héron ; il connaissait les voies de chaque animal et pouvait suivre le lièvre à la piste, sur le vu de ses fines empreintes, et le sanglier en observant la foulée de sa course sur les feuilles. Il savait toutes les danses du vent, la folle danse rouge de l’automne, la danse légère en sandales bleues sur les blés, la danse en blanches guirlandes de neige de l’hiver et la danse fleurie par les vergers au printemps ; il savait où les ramiers construisent leurs nids, et, un jour qu’un oiseleur avait pris au piège le père et la mère, il avait élevé les jeunes lui-même et avait édifié un petit colombier à leur intention dans le creux d’un orme têtard : ils étaient complètement apprivoisés et mangeaient dans sa main chaque matin. Elle les aimerait et les lapins aussi, qui pullulaient parmi les hautes fougères et les geais avec leur plumage bleu comme de l’acier et leurs becs noirs, et les hérissons qui pouvaient se rouler en boules couvertes de piquants et les grandes et grosses tortues qui circulaient lentement, en hochant la tête et en mordillant les jeunes feuilles. Oui, certainement, elle devait venir à la forêt, jouer avec lui. Il lui donnerait son propre petit lit et il veillerait jusqu’à l’aube pour faire en sorte que le bétail cornu ne lui fît point de mal ou que les loups décharnés ne vinssent trop près de la hutte. Et à l’aube il frapperait légèrement aux volets pour la réveiller et ils sortiraient et ils danseraient ensemble tout le long du jour. On ne ressentait pas du tout la solitude dans la forêt. Parfois un évêque passait sur sa mule blanche, lisant dans son bréviaire à enluminures. Parfois, avec leurs bonnets de velours vert et leurs jaquettes en peau de daim tannée, c’étaient les fauconniers portant sur leurs poings les faucons chaperonnés. À la saison des vendanges arrivaient les fouleurs de raisins, avec leurs pieds et leurs mains pourpres, couronnés de lierre luisant et portant des outres dégouttantes de vin ; et les charbonniers s’installaient en cercle autour de leurs immenses brasiers, à la nuit, regardant les bûches sèches se transformer lentement en charbon de bois, et cuisant des châtaignes dans la cendre ; les brigands sortaient de leurs cavernes et venaient s’éjouir avec eux. Une fois aussi, il avait vu une belle procession se dérouler sur la longue route poussiéreuse de Tolède : les moines marchaient en avant, chantant doucement et portant des bannières éclatantes et des croix d’or, et puis, en armures d’argent, avec des arquebuses et des piques venaient les soldats, et au milieu d’eux marchaient trois hommes pieds nus, en robes jaunes très étrangement couvertes du haut en bas de merveilleuses figures peintes et tenant à la main des cierges allumés. Certainement il y avait beaucoup à voir dans la forêt, et quand l’Infante serait fatiguée, il trouverait pour elle un tendre banc de mousse, où il la porterait dans ses bras, car il était très fort, sachant cependant qu’il n’était pas grand. Il lui ferait un collier de rouges baies de bryones, qui seraient tout aussi jolies que les baies blanches qu’elle avait sur sa robe, et quand elles ne lui plairaient plus, elle n’aurait qu’à les jeter et il lui en trouverait d’autres. Il lui apporterait les coques de glands et les anémones toutes trempées de rosée et de menus vers luisants qui brilleraient comme des étoiles dans l’or pâle de ses cheveux.
***
Mais où était-elle ? Il interrogea la rose blanche et elle ne lui fit aucune réponse. Le palais tout entier semblait endormi, et même là où les contrevents n’avaient pas été clos, on avait tiré de lourds rideaux sur les fenêtres pour écarter la lumière. Il circula de côté et d’autre, en vue de chercher par où entrer et, finalement, il découvrit une petite porte particulière qui avait été laissée ouverte. Il se glissa par cette porte et se trouva dans une salle splendide, bien plus splendide encore, se dit-il avec effroi, que la forêt elle-même. Il y avait énormément de dorures partout, et même le plancher était fait de grandes pierres coloriées, qui formaient par leur assemblage une sorte de figuration géométrique. Mais la petite Infante n’était pas là. Rien que de merveilleuses statues blanches qui le regardaient du haut de leurs piédestaux de jaspe, avec des yeux vides et tristes et sur leurs lèvres un étrange sourire.
À l’extrémité de la salle tombait un rideau de velours noir richement brodé, poudré de soleil et d’étoiles, – les emblèmes favoris du Roi et de la couleur qu’il aimait le mieux. Peut-être était-elle cachée là derrière ? Il allait, en tout cas, s’en assurer.
Il marcha donc derrière le rideau, qu’il tira. Non, il n’y avait là qu’une autre chambre, seulement, mais plus belle encore, se dit-il, que celle qu’il venait de quitter. Les murs étaient tendus de vertes tapisseries d’Arras, avec beaucoup de figures, représentant une chasse, – l’œuvre de quelques artistes flamands qui avaient employé plus de sept ans à la composer. Cette chambre avait été autrefois la chambre de Jean le Fou, comme on l’appelait, ce roi dément qui avait une telle passion pour la chasse, que souvent il s’imaginait dans son délire, chevaucher d’immenses coursiers se cabrant, et abattre le cerf sur lequel les grands chiens bondissaient, sonnant du cor et poignardant les apparitions de chevreuils en fuite. Elle était employée à présent comme Chambre du Conseil et, sur la table du centre, étaient déposés les rouges portefeuilles des ministres, avec les tulipes d’or d’Espagne et les armes et emblèmes de la maison des Habsbourg.
Le petit nain regardait, émerveillé, tout autour de lui, et avait une sorte de crainte d’aller plus loin. Les étranges cavaliers silencieux qui galopaient si vite dans les longues clairières, sans faire le moindre bruit, lui apparaissaient comme ces terribles fantômes dont il avait entendu parler par les charbonniers : les Comprachos qui ne chassent que pendant la nuit et qui, s’ils rencontrent un homme, le changent en biche et le poursuivent. Mais il songea à la jolie Infante et reprit courage. Il voulait se trouver seul à seul avec elle, pour lui dire que, lui aussi, il l’aimait. Peut-être se trouvait-elle dans la chambre suivante ? Il courut sur la douceur des tapis mauresques et ouvrit la porte. – Non, elle n’était pas là non plus. La chambre était absolument vide. C’était la Salle du trône, destinée à la réception des ambassadeurs étrangers, lorsque le Roi, – ce qui n’était plus arrivé que rarement depuis quelque temps, – consentait à leur accorder une audience personnelle, la même salle dans laquelle, bien des années auparavant, avaient été introduits les envoyés d’Angleterre pour conclure les arrangements en vue du mariage de leur Reine – alors l’une des souveraines catholiques de l’Europe, – avec le fils aîné de l’Empereur. Les murs étaient tendus de cuir de Cordoue doré et un lourd lustre d’argent, avec des branches pour porter trois cents lumières, descendait du plafond blanc et noir. Sous un grand baldaquin de drap d’or, sur lequel les lions et les tours de Castille étaient brodés en perles, se dressait le trône lui-même, recouvert d’une riche draperie de velours noir garni de tulipes d’argent. Sur la seconde marche du trône était placé l’agenouilloir de l’Infante, avec son coussin de drap d’argent, et au-dessous, juste à la limite du baldaquin, le siège pour le Nonce du Pape, qui seul avait le droit de rester assis en présence du roi, à l’occasion de n’importe quelle cérémonie publique, et dont le chapeau de cardinal, avec ses glands écarlates, se trouvait déposé en face sur un tabouret pourpre. À la muraille, faisant face au trône, était appendu un portrait demi-grandeur nature de Charles-Quint, en costume de chasse, avec un grand mastiff à son côté, et un portrait de Philippe II, recevant les hommages des Pays-Bas, occupait le centre de l’autre muraille. Entre les fenêtres se dressait un cabinet d’ébène, incrusté d’ivoire, sur lequel étaient gravés les personnages de la Danse macabre de Holbein, par la main, disait-on, du fameux maître lui-même.
Mais le petit nain ne se souciait aucunement de toute cette magnificence. Il n’aurait pas échangé sa rose pour toutes les perles du baldaquin, ni aucun pétale pour le trône lui-même. Ce qu’il voulait, c’était voir l’Infante avant qu’elle descendît au pavillon, et lui demander de s’en aller avec lui quand il aurait fini de danser. Ici dans le palais, l’air était renfermé, lourd, mais dans la forêt le vent soufflait librement et le soleil, avec le tâtonnement de ses mains d’or, écartait le mouvant frémissement des feuilles. Il y avait des fleurs aussi dans la forêt, pas aussi splendides, peut-être, que les fleurs du jardin, mais plus parfumées en tout cas ; des hyacinthes du printemps qui submergeaient d’une pourpre ondulante la fraîcheur du vallon et les tendres herbes ; les jaunes primevères qui se pelotonnaient en petits groupes autour des racines noueuses des chênes, d’éclatantes chélidoines, des véroniques bleues, des iris lilas et or. Il y avait des chatons gris sur les noisetiers et les digitales s’inclinaient sous le poids de leurs calices tachetés qu’encombraient les abeilles. Le marronnier avait sa pyramide de blanches étoiles et l’aubépine ses pâles lunes de beauté. Oui, sûrement elle viendrait, s’il pouvait seulement la trouver ! Elle viendrait avec lui dans la fraîche forêt et tout le long du jour il danserait pour lui plaire. Un sourire illumina son regard à cette pensée, et il passa dans la chambre suivante.
De toutes les chambres, celle-ci était la plus brillante et la plus belle. Les murailles étaient recouvertes de damas de Lucques rose parsemé d’oiseaux et de délicates fleurs d’argent ; le mobilier était d’argent massif festonné de guirlandes fleuries et de Cupidons se balançant ; devant les deux grandes cheminées se dressaient de vastes écrans brodés de perroquets et de paons, et le dallage, qui était en onyx vert de mer, semblait se prolonger à l’infini. Mais il n’était pas seul ici, le petit nain. Dans la demi-obscurité de la porte, à l’extrême bout de la chambre, il voyait une petite figure qui le regardait. Son cœur se prit à trembler, un cri de joie jaillit de ses lèvres, et il s’avança dans la lumière. Et comme il s’avançait la figure avança également : il la voyait en plein.
L’Infante !
C’était un monstre, le plus grotesque monstre qu’il eût jamais contemplé. Bâti non point comme tout le monde, mais avec une bosse, des jambes de travers, une tête immense et pendante, une crinière noire. Le petit nain fronça le sourcil ; le monstre également. Il rit et le monstre rit avec lui, tenant ses mains le long du corps exactement comme il les avait lui-même. Il fit une ironique révérence qui lui fut rendue. Il s’avança, et la figure vint à sa rencontre, copiant chacun de ses pas, s’arrêtant lorsqu’il s’arrêtait. Il poussa un cri de joie et prit sa course en tendant la main ; et la main du monstre toucha la sienne et elle était froide comme glace. Il sentit la peur lui venir, eut un geste de défense, et le monstre tout aussitôt l’imita. Il essaya d’aller de l’avant, mais quelque chose de doux et de dur en même temps l’arrêta. La face du monstre était maintenant contre la sienne et semblait terrifiée. Brusquement il écarta les cheveux de ses yeux. Le monstre l’imita. Il frappa dans sa direction ; on lui rendit coup pour coup. Il prit un air dégoûté, le monstre lui fit de hideuses grimaces. Il se détourna, le monstre aussi.
Qu’était-ce donc ? Il réfléchit un moment et regarda tout autour de la chambre. C’était étrange, mais tout paraissait double dans cette invisible muraille d’eau claire.
Oui, les tableaux, les couches. Le faune endormi, qui était couché dans l’alcôve près de la porte, avait son double qui dormait ; et la Vénus d’argent qui se dressait dans la lumière du soleil, tendait les bras à une autre Vénus aussi belle qu’elle-même.
Était-ce l’Écho ? Il avait un jour appelé Écho dans la vallée et on lui avait répondu mot pour mot. L’Écho pouvait-il illusionner le regard de même que la voix ?… Pouvait-il donner naissance à un monde chimérique exactement semblable au monde réel ? Les ombres des choses pouvaient-elles avoir couleur, vie et mouvement ? Est-ce que ?…
Il tressaillit et pressant sur sa poitrine la belle rose blanche, il fit demi-tour et lui donna un baiser. Le monstre aussi avait une rose, exactement pareille, pétale pour pétale ! Il lui donnait les mêmes baisers et la pressait contre son cœur avec des gestes horribles.
La vérité se faisait jour en lui ; le nain poussa un sauvage cri de désespoir et tomba en sanglotant par terre. C’était donc lui l’être difforme et bossu, horrible à voir et grotesque ! C’était lui-même le monstre et c’était de lui que s’étaient moqués les enfants, et la petite princesse à l’amour de laquelle il avait cru, elle aussi n’avait fait que railler sa laideur et s’ébaudir de ses jambes torses. Pourquoi ne l’avait-on pas laissé dans la forêt où il n’y avait pas de miroir pour lui révéler sa monstruosité ? Pourquoi son père ne l’avait-il pas mis à mort, plutôt que de le vendre pour sa honte ? Des larmes brûlantes coulaient le long de ses joues ; et il mit en pièces la blanche rose. Le monstre en se débattant fit de même et éparpilla en l’air les délicats pétales. Il se vautrait par terre, et quand le nain leva les yeux vers lui, il le regarda avec un visage tordu par la douleur. Il s’éloigna en rampant, de crainte de le voir, et se couvrit les yeux de ses deux mains. Il se traîna comme une créature blessée, dans l’ombre, et resta là à gémir.
Et juste au même instant, l’Infante elle-même arrivait, avec ses compagnes et ses compagnons de jeu, à la croisée ouverte ; et quand on aperçut l’horrible petit nain par terre, battant le plancher de ses mains crispées avec des mouvements d’une exagération fantastique, ce fut une véritable explosion de rires, et tout le monde fit cercle pour le regarder.
— La danse était drôle – dit l’Infante – mais sa façon de jouer l’est encore davantage. En vérité, il est presque aussi bon que les marionnettes, sauf, bien entendu, le naturel qui lui manque.
Et elle agita son grand éventail, et applaudit.
Mais le petit nain ne levait pas les yeux, ses sanglots devenaient de plus en plus faibles ; et soudain il poussa un étrange soupir et porta la main convulsivement à son côté. Puis il retomba en arrière, pour ne plus bouger.
— Voilà qui est parfait – dit l’Infante, après une pause – mais maintenant il faut danser pour moi.
— Oui – s’écrièrent tous les enfants – il faut vous relever et danser, car vous êtes aussi malin que les singes de Barbarie et beaucoup plus drôle.
Mais le nain ne répondait pas.
Et l’Infante se mit à frapper du pied, et appela son oncle, qui se promenait sur la terrasse, avec le chambellan lisant des dépêches arrivées à l’heure même de Mexico, où le Saint-Office venait d’être établi.
— Mon amusant petit nain boude ; il faut le réveiller et lui dire de danser pour moi.
Les deux hommes échangèrent un sourire et arrivèrent d’un pas indolent. Don Pedro se baissa et donna une petite tape au nain sur la joue avec son gant brodé :
— Il faut danser, petit monstre. Il faut danser. L’Infante d’Espagne et des Indes veut qu’on l’amuse.
Mais le petit nain ne bougeait pas.
— Qu’on aille chercher le maître fouetteur, dit Don Pedro, d’un ton ennuyé, et il retourna sur la terrasse.
Mais le chambellan prit un air grave, s’agenouilla aux côtés du petit nain et posa la main sur son cœur. Et quelques moments après il eut un haussement d’épaules et se releva. Avec une profonde révérence à l’Infante, il lui dit :
— Mi bella Princesa, votre drôle de petit nain jamais plus ne dansera. C’est fâcheux, car il est si laid qu’il aurait pu réussir à dérider le roi.
— Mais pourquoi donc ne dansera-t-il plus ? demanda l’Infante en riant.
— Parce que son cœur est brisé, répondit le chambellan.
L’Infante fronça le sourcil, et ses lèvres fines comme des feuilles de roses prirent une courbure de joli dédain.
— À l’avenir que ceux qui viennent jouer avec moi n’aient pas de cœur ! s’écria-t-elle, et elle courut dans le jardin.
LE PÊCHEUR ET SON ÂME
Chaque soir, le jeune pêcheur partait sur la mer et jetait ses filets. Lorsque le vent soufflait de la terre, il ne prenait rien ou, avec la meilleure chance, fort peu de chose, car c’était un vent âpre aux ailes noires, et de rudes vagues s’en allaient à sa rencontre. Mais quand le vent soufflait vers la terre, le poisson remontait des profondeurs et nageait dans les mailles de ses filets.
Chaque soir, le jeune pêcheur partait sur la mer ; et un soir, son filet fut si lourd qu’il eut toutes les peines du monde à le tirer dans son bateau. Lors il se mit, à rire en se disant : « Sûrement j’ai dans mon filet tous les poissons de la mer ou quelque monstre que je vais exhiber comme une merveille, ou quelque horreur que désirera voir la Reine… » Et, réunissant toutes ses forces, il tira les grosses cordes si violemment que les veines de ses bras ressemblaient à des lignes d’émail bleu le long d’un vase de bronze. Il retirait maintenant les mailles plus petites et au fur et à mesure, approchait le cercle des bouchons plats, jusqu’à ce que, enfin, l’extrémité du filet apparut hors de l’eau.
Il ne s’y trouvait pas un seul poisson, ni aucun monstre, mais rien qu’une petite sirène profondément endormie.
Sa chevelure était comme une humide toison d’or et chaque cheveu comme un fil d’or dans une coupe de cristal. Son corps était blanc comme l’ivoire et sa queue était d’argent et de perle.
D’argent et de perle était sa queue, et les vertes algues de la mer étaient roulées autour d’elle ; comme des coquilles étaient ses oreilles et comme du corail ses lèvres. Les froides vagues éclaboussaient sa gorge froide et le sel scintillait sur ses paupières.
De cette beauté singulière, le jeune pêcheur était tout émerveillé. Il avança la main, attira le filet contre lui et, se penchant en avant, il saisit la sirène dans ses bras ; mais à peine l’eut-il touchée, qu’elle poussa un cri comme une mouette effrayée, s’éveilla, le regarda avec des yeux d’améthyste et essaya de s’échapper. Mais il la retint rudement, ne voulant pas la laisser partir.
Quand elle constata qu’il n’y avait guère moyen de se dégager de l’étreinte de l’homme, elle se mit à pleurer et dit :
— Je t’en supplie, laisse-moi m’en aller, car je suis la fille unique d’un roi ; mon père est âgé et seul…
Mais le jeune pêcheur répondit :
— Je ne te laisserai partir que si tu me fais une promesse : chaque fois que je t’appellerai, tu viendras et tu chanteras pour moi, car les poissons se réjouissent d’entendre les filles de la mer, et, de la sorte, mes filets seront pleins.
— Tu me laisseras vraiment partir si je te fais cette promesse ?… s’écria la sirène.
— Oui, en toute vérité, dit le jeune pêcheur.
Et alors elle lui fit la promesse qu’il demandait et prêta le serment habituel aux filles de la mer. Il relâcha l’étreinte de ses bras, et elle plongea dans les flots, encore toute tremblante de frayeur.
Chaque soir, le jeune pêcheur s’en allait sur la mer et appelait la sirène : elle se levait hors des flots et chantait pour lui. Tout autour d’elle nageaient les dauphins et les mouettes affairées tournoyaient au-dessus de sa tête.
Elle chantait un chant merveilleux. Elle célébrait les habitants de la mer qui s’en vont par troupeaux, de caverne en caverne, et qui portent leurs petits sur leurs épaules ; et les tritons qui ont de longues barbes vertes et des poitrines velues et qui soufflent dans des conques contournées quand passe le roi ; elle célébrait le palais royal entièrement construit d’ambre, avec une toiture de pâle émeraude et un dallage de perles éclatantes ; elle célébrait les jardins de la mer, où les grands éventails filigranés du corail s’en vont au gré des flots, tout le long du jour, où les poissons passent et glissent, comme des oiseaux d’argent, où les anémones se cramponnent aux rochers et les œillets bourgeonnent dans les dentelures jaunes du sable. Elle chantait les grandes baleines, qui s’en viennent des mers septentrionales avec des glaçons aigus pendant à leurs fanons ; elle chantait les filles de la mer, qui racontent de telles merveilles que les marchands doivent se boucher les oreilles avec de la cire pour ne pas les entendre, car ils se jetteraient à leur suite dans les vagues et seraient noyés ; elle chantait les galères naufragées, avec leurs hautes mâtures et les mains gelées qui sont accrochées aux cordages, tandis que les maquereaux entrent et sortent par les sabords ; elle chantait les petites bernacles, qui sont de si grandes voyageuses, qui s’attachent à la quille des vaisseaux et font ainsi le tour du monde. Elle racontait la vie des seiches qui habitent les falaises, étendent leurs larges bras noirs et peuvent s’entourer de nuit quand elles le veulent. Elle célébrait le nautilus, qui a un bateau à lui taillé dans une opale et qui porte une voile de soie ; elle célébrait les joueurs de harpe de la mer, qui charment le sommeil du grand Kraken ; les petits enfants qui chevauchent en riant les tortues à la glissante carapace ; les sirènes qui sont couchées dans la blanche écume et tendent les bras aux marins ; les lions de mer avec leurs crocs recourbés et les chevaux marins aux flottantes crinières.
Et, tandis qu’elle chantait, tous les thons arrivaient des profondeurs du flot pour l’écouter, et le jeune pêcheur, les entourant de ses filets, s’en emparait ; il en transperçait d’autres avec son harpon. Et quand son bateau était rempli, la sirène replongeait dans les vagues en lui souriant.
Cependant jamais elle n’approchait de lui au point qu’il pût la toucher. Souvent il l’appelait et la suppliait de venir plus près ; mais elle ne voulait point et, s’il faisait mine de vouloir se saisir d’elle, elle disparaissait dans l’eau comme un phoque, et il ne la revoyait pas de toute la journée. De jour en jour, le son de sa voix réjouissait davantage son oreille. Si douce était cette voix qu’il oubliait ses filets et désapprenait son métier d’habile pêcheur. Avec leurs nageoires couleur vermillon et leurs yeux comme des boules d’or, les thons arrivaient par bancs entiers, mais il n’y faisait pas attention. Son harpon restait dans le bateau, inemployé, et ses paniers d’osier tressé étaient vides. Bouche bée, les yeux troublés par l’admiration, il demeurait inactif dans sa barque et écoutait, écoutait jusqu’à l’heure où les brumes de la mer s’en venaient l’entourer, où la lune voyageuse revêtait de ses rayons d’argent la belle couleur brune de ses membres.
Et un soir il appela la petite sirène et lui dit :
— Ma petite sirène, ma petite sirène, je t’aime, accepte-moi pour époux, car je t’adore.
Mais elle secoua la tête et répondit :
— Tu as une âme humaine, si seulement tu voulais abandonner cette âme, je pourrais répondre à ton amour.
Et le jeune pêcheur se dit en lui-même :
— À quoi me sert donc mon âme ? Je ne la vois pas ; je ne puis la toucher ; je ne la connais point. Certainement je vais m’en débarrasser ; et alors quel ne sera pas mon bonheur !
Et un cri de joie jaillit de ses lèvres ; il se dressa tout debout dans son bateau peint, tendit les bras à la sirène, en s’écriant :
— J’abandonnerai mon âme, tu m’épouseras, je serai à toi dans les profondeurs de la mer ; nous habiterons ensemble et tout ce que tu m’as décrit dans tes chants, tu me le montreras, et tout ce que tu désireras, je l’accomplirai, et nos vies seront inséparables à jamais.
Et la petite sirène se mit à rire en se cachant la figure dans ses mains.
— Mais comment me débarrasser de mon âme ? dit le jeune pêcheur. – Enseigne-moi comment il faut m’y prendre et tout de suite, ce sera fait !
— Hélas ! je l’ignore, répondit la petite sirène ; les enfants de la mer n’ont point d’âme.
Et elle disparut dans les vagues en le regardant fixement.
* * *
Le lendemain matin, avant que le soleil eût dépassé de la hauteur d’une main le sommet de la colline, le jeune pêcheur s’en alla à la maison du prêtre et frappa trois fois à la porte.
Le novice regarda par le judas et, reconnaissant vaguement le visiteur, fit jouer le loquet et dit :
— Entrez !
Et le jeune pêcheur passa le seuil, s’agenouilla sur les joncs odorants qui couvraient le sol et dit au prêtre en train de lire le livre saint :
— Mon père, je suis féru d’amour pour une fille de la mer et mon âme est cause que je ne puis atteindre à la réalisation de mes désirs. Dites-moi comment je puis me débarrasser de mon âme ; car, en vérité, je n’en ai aucun besoin. À quoi me sert-elle ? Je ne puis la voir ; il m’est impossible de la toucher ; je ne la connais point.
Et le prêtre, se frappant la poitrine, répondit :
— Hélas ! Hélas ! tu es fou ; n’aurais-tu pas mangé de quelque fruit empoisonné ? L’âme est tout ce qu’il y a de plus noble en l’homme ; c’est Dieu qui nous en a gratifiés pour que nous en fassions un digne usage. Nulle chose n’est plus précieuse que l’âme humaine ; rien ne peut lui être égalé. Elle vaut tout l’or de la terre ; elle surpasse en valeur tous les rubis des rois. C’est pourquoi, mon fils, ne songe plus à pareille folie car c’est un impardonnable péché. Et quant aux filles de la mer, elles sont damnées et tous ceux qui ont commercé avec elles le sont aussi. Le peuple de la mer est comme les animaux qui ne savent point distinguer le bien du mal et ce n’est pas pour ceux-là que Notre-Seigneur est mort !
Les yeux du jeune pêcheur s’emplirent de larmes, en entendant ces dures paroles du prêtre ; il se releva et lui répondit :
— Mon père, les faunes vivent heureux dans les forêts et sur les rochers sont les tritons avec leur harpe d’or rouge. Faites que je sois comme eux, je vous en supplie, car leurs jours sont fleuris de bonheur. Et quant à mon âme, de quel profit m’est-elle donc, si elle est l’obstacle entre moi et la créature que j’aime ?
— L’amour pour un être sans âme est bas – s’écria le prêtre en fronçant le sourcil – viles et mauvaises sont les créatures païennes que la mansuétude de Dieu laisse errer à travers le monde qu’il a créé. Damnés soient les faunes des forêts ! Damnés les chanteurs de la mer ! je les ai entendus à la tombée de la nuit et ils ont tenté de me détourner de mes prières. Ils viennent frapper à ma fenêtre et rire. Ils me chuchotent à l’oreille les récits de leurs joies dangereuses. Ils me tentent de leurs séductions, et quand je voudrais prier ils me font des grimaces. Ils sont damnés, je te le dis, ils sont damnés. Pour eux il n’y a ni enfer, ni ciel où soit loué à jamais le nom du Seigneur.
— Mon Père, fit le jeune pêcheur – vous ne savez point ce que vous dites. Un jour, j’ai pris dans mes filets la fille d’un roi. Elle est plus belle que l’étoile du matin et plus blanche que la lune. Pour posséder son corps je donnerais mon âme, pour avoir son amour je renoncerais au ciel. Répondez à ce que je vous demande et que je puisse m’en aller en paix.
— Arrière ! Arrière ! – s’écria le prêtre, ton amante est maudite et avec elle tu seras maudit !
Et, sans lui donner de bénédiction, il le chassa de sa demeure.
Lors le jeune pêcheur descendit à la place du marché, marchant lentement, la tête basse, comme un malheureux en grande peine.
Quand les marchands le virent venir, ils commencèrent à se parler entre eux à l’oreille, puis l’un d’eux s’avança à sa rencontre et l’appelant par son nom, lui dit :
— Qu’as-tu à vendre ?
— J’ai à te vendre mon âme – répondit-il ? Je t’en prie, achète-la-moi, car je suis las de la garder. À quoi me sert-elle, mon âme ? Je ne puis la voir, il m’est impossible de la toucher, je ne la connais pas.
Mais les marchands se moquèrent de lui :
— Que pourrions-nous faire avec l’âme d’un homme ? Cela ne vaut pas le sou le plus rogné. Vends-toi comme esclave, soit ; nous vêtirons, nous, le corps que tu nous vends, de pourpre marine, nous passerons un anneau d’or à ton doigt, et tu deviendras le mignon de la grande reine. Mais ne nous entretiens pas de ton âme, car c’est de nul intérêt pour nous et cela ne peut nous servir en rien.
Et le jeune pêcheur se dit à part lui :
— Quelle chose étrange ! Le prêtre me dit que l’âme vaut tout l’or du monde et les marchands me disent qu’elle ne vaut pas le sou le plus rogné.
Et il quitta la place du marché, pour s’en aller sur le rivage de la mer et réfléchir à ce qu’il fallait faire.
* * *
À midi, il se souvint qu’un de ses camarades, un de ceux qui récoltent des christes-marines, lui avait parlé d’une jeune sorcière habitant une grotte à l’entrée de la baie, qui était fort experte en sortilèges. Son parti fut pris et il se mit à courir, tellement intense était son désir de quitter son âme, et un nuage de poussière suivait sa course sur le sable du rivage. Par la démangeaison qu’elle ressentit à la paume de la main, la jeune sorcière se rendit compte de son arrivée ; elle se mit à rire et laissa retomber la masse de ses cheveux d’or rouge. Et, cette chevelure d’or rouge flottant autour d’elle, elle s’assit à l’entrée de la grotte : elle tenait dans sa main une branche de ciguë sauvage qui était en fleurs.
— Que te faut-il ?… que te faut-il ? s’écria-t-elle tandis qu’il arrivait tout haletant sur l’escarpement et s’inclinait devant elle. – Du poisson dans tes filets quand le vent est mauvais ? J’ai un petit chalumeau : lorsque je souffle dedans, le mulet se précipite en masse dans la baie ? Mais cela vaut gros, joli garçon, cela vaut gros. Que te faut-il ? que te faut-il ? Une tempête pour engloutir les vaisseaux et faire apporter au rivage par la vague méchante des coffres emplis de riches trésors ? Je puis soulever plus de tempêtes que le vent, car celui que je sers est plus puissant que lui : avec un crible et un seau d’eau, je puis envoyer les plus grandes galères tout au fond de la mer. Mais cela vaut gros, mon joli garçon ! Que te faut-il ? Que te faut-il ? Je sais une fleur qui croît dans la vallée ; personne ne la connaît à part moi. Elle a des feuilles pourpres et une étoile dans le cœur ; il en sort un jus blanc comme du lait. Si tu touchais seulement avec cette fleur les dures lèvres de la reine, elle te suivrait à travers le monde. Elle quitterait le lit du roi et par l’univers entier elle irait avec toi. Et cela vaut gros, mon joli garçon, cela vaut gros ! Que te faut-il ? Que te faut-il ? Je puis piler un crapaud dans un mortier et en faire un liquide que j’agite avec la main d’un mort. Asperge avec ce liquide ton ennemi pendant son sommeil et il sera changé en vipère noire et sa propre mère le tuera. Avec une roue je puis faire descendre la lune et, dans un miroir de cristal, je puis te montrer la mort. Que te faut-il ? Que te faut-il ? Dis-moi ce que tu désires et je te le donnerai. Mais il faudra me payer un bon prix, mon petit garçon, il faudra me payer un bon prix !
— Mon désir n’est pas bien difficile à contenter, dit le jeune pêcheur – et pourtant quand je le lui ai révélé, le prêtre s’est emporté contre moi et m’a chassé. Il ne me faut qu’une toute petite chose, et cependant quand ils ont su, les marchands se sont moqués de moi et m’ont répondu par un refus. C’est pourquoi je suis venu à toi, bien que les hommes t’appellent la Maudite, et quel que soit ton prix, je le paierai.
— Que veux-tu dire ? demanda la sorcière en s’approchant.
— Je voudrais que mon âme s’en allât de mon corps, répondit le jeune pêcheur.
La sorcière devint pâle, tressaillit, et se cacha la face dans son manteau bleu.
— Joli garçon, joli garçon, c’est bien terrible ce que tu demandes !
Il secoua ses boucles brunes en riant.
— Mon âme ne m’est rien, répliqua-t-il, je ne puis la voir, il m’est impossible de la toucher, je ne la connais point.
— Combien me payeras-tu si je te dis ce qu’il faut faire ? interrogea la sorcière, en abaissant vers lui le regard de ses beaux yeux.
— Cinq pièces d’or, dit-il, et mes filets, et la maison en joncs tressés où je demeure, et le bateau peint dont je me sers. Mais dis-moi comment je dois faire pour me débarrasser de mon âme, je t’en prie, et je te donnerai tout ce que je possède.
Elle eut un rire moqueur et le frappa avec la branche de ciguë.
— Je puis changer en or les feuilles de l’automne, répondit-elle, et, si je voulais, il me serait possible de tresser comme un fil d’argent les rayons de la lune. Celui que je sers est plus riche que tous les rois de la terre avec leurs domaines.
— Que te donnerai-je donc, s’écria-t-il, si tu ne veux ni or, ni argent ?
La sorcière caressa de sa frêle main blanche la chevelure du jeune pêcheur.
— Il faut que tu danses avec moi, joli garçon, murmura-t-elle, et elle avait un sourire en lui parlant.
— Rien que cela ! s’écria le jeune pêcheur, tout étonné, et il se releva.
— Rien que cela ! répondit-elle, et elle sourit de nouveau.
— Eh bien ! au coucher du soleil, nous nous retrouverons dans quelque endroit écarté et nous danserons ensemble, dit-il, et après que nous aurons dansé, tu me diras ce que je désire savoir.
Elle fit un signe de tête.
— Quand la lune donnera en plein, quand la lune donnera en plein, murmura-t-elle, et elle regarda attentivement autour d’elle et écouta.
Un oiseau bleu s’envola de son nid en criant et s’en alla en tournoyant par-dessus les dunes ; trois oiseaux au plumage tacheté s’agitèrent dans les hautes herbes vertes et se renvoyèrent des trilles. On n’entendait rien d’autre, à part le bruit d’une vague qui roulait les petits cailloux au-dessous d’eux sur la plage. La sorcière étendit le bras, attira contre elle le jeune pêcheur et posa contre son oreille ses lèvres sèches.
— Ce soir, il faut que tu te trouves au sommet de la montagne, fit-elle à mi-voix, il faut que tu viennes au Sabbat : Il sera là.
Le jeune pêcheur tressaillit et la regarda ; elle se mit à rire, en découvrant des dents blanches.
— Qui est celui dont tu parles ? demanda-t-il.
— Il t’importe peu, répondit-elle. Viens ce soir ; tiens-toi sous les branches du charme et attends ma venue. Si un chien noir court sur toi, frappe-le avec une baguette de saule et il s’en ira. Si un hibou te parle, ne réponds pas. Quand la lune éclairera en plein, je te rejoindrai, et sur l’herbe ensemble nous danserons.
— Mais jure-moi que tu me diras comment je puis me débarrasser de mon âme.
Elle sortit de la grotte vers la lumière du jour et à travers sa rousse chevelure jouait le vent.
— Par les sabots du bouc, je le jure ! répondit-elle.
— Tu es la meilleure des sorcières, s’écria le jeune pêcheur, et certainement je danserai avec toi sur le sommet de la montagne. J’eusse préféré t’entendre me demander de l’or ou de l’argent ; mais tu auras ce que tu as demandé ; c’est peu de chose, du reste.
Et il ôta son bonnet pour la saluer, s’inclina profondément, puis s’enfuit vers la ville, où il s’en revint, le cœur rempli de joie.
Et la sorcière le regardait s’en aller et lorsqu’il fut hors de vue, elle rentra dans sa grotte, prit dans une boîte de cèdre un miroir, le plaça sur un cadre et brûla devant lui de la verveine sur un feu de charbon de bois, regardant attentivement à travers la fumée tourbillonnante. Puis, après quelques instants, elle eut un geste de colère et ses mains se crispèrent.
— Il aurait dû être à moi, murmura-t-elle, je suis son égale en beauté.
Et, ce soir-là, quand la lune se fut levée, le jeune pêcheur escalada la montagne et attendit sous les branches du charme. Comme un bouclier de métal poli, la mer s’étalait à ses pieds et les ombres des bateaux de pêche se mouvaient dans la petite baie. Un grand hibou, avec des yeux d’un jaune sulfureux, l’appela par son nom ; mais il ne répondit pas. Un chien noir s’élança sur lui en grognant ; il le frappa avec une baguette de saule et le chien s’en alla tout plaintif.
À minuit arrivèrent les sorcières, volant à travers l’air comme des chauves-souris.
— Hou !… criaient-elles, en touchant le sol, il y a là quelqu’un que nous ne connaissons point ! et elles humaient le vent et chuchotaient entre elles, en se faisant des signes. La dernière de toutes vint la jeune sorcière avec sa chevelure rousse flottant dans son dos. Elle portait un costume en tissu brodé d’yeux de paon et un petit bonnet de velours vert était posé sur sa tête. – Où est-il, où est-il ? clamèrent les sorcières, quand elles aperçurent leur compagne ; mais elle se contenta de rire, courut dans la direction de l’arbre, prit le jeune pêcheur par la main, le conduisit dans la clarté de la lune, et commença à danser.
Ils faisaient des tours et des tours ; et la jeune sorcière sautait si haut que son danseur pouvait voir les talons écarlates de ses chaussures. Puis en plein milieu des danseurs on entendait le galop d’un cheval, sans qu’on en pût voir aucun ; et le jeune pêcheur se sentait envahi par l’effroi. – Plus vite, criait la sorcière ; et elle jetait ses bras autour de son cou et il sentait son haleine toute chaude sur sa figure. Plus vite ! Plus vite ! s’écriait-elle et la terre semblait tourner sous les pieds du danseur ; son cerveau commençait à se troubler et une immense terreur s’emparait de lui comme si quelque créature mauvaise l’eût regardé. À la fin il eut l’impression très nette que, dans l’ombre du rocher, là-bas, quelqu’un le considérait, qu’il n’avait pas encore aperçu.
C’était un homme vêtu de velours noir, et son costume était de coupe espagnole. Sa figure était étrangement pâle ; ses lèvres ressemblaient à une orgueilleuse fleur rouge. Il paraissait las et était assis incliné en arrière, et jouant d’un air insouciant avec le pommeau d’un poignard. Sur l’herbe à côté de lui, était un chapeau empanaché et une paire de gants de cheval lacés avec un fil d’or et sur lesquels étaient cousues des perles formant une curieuse devise. Un court manteau doublé de martre pendait de ses épaules, et, il y avait à ses mains fines et blanches des bagues précieuses. De lourdes paupières se gonflaient au-dessous de ses yeux.
Le jeune pêcheur se prit à fixer le personnage comme sous l’influence d’un charme. À la fin, leurs yeux se rencontrèrent ; et tandis qu’il continuait à danser, il lui semblait sentir sur lui le regard de cet homme. Il entendit la sorcière rire, il la saisit par la taille et la fit tournoyer follement, plus vite et encore plus vite.
Soudain un chien aboya dans le bois ; les danseuses s’arrêtèrent et, s’avançant deux par deux, s’agenouillèrent devant l’homme en velours et lui baisèrent les mains. En recevant cet hommage, un léger sourire éclairait les lèvres de l’inconnu, de même que les ailes d’un oiseau font sourire l’eau qu’elles effleurent. Mais il y avait bien du dédain dans ce sourire ; son regard s’arrêta sur le jeune pêcheur.
— Allons adorer le maître ! lui dit à mi-voix la sorcière ; et elle lui fit signe d’avancer. Un grand désir s’empara de lui, de l’imiter et il la suivit. Mais quand il fut tout près de l’étrange homme qu’on adorait, par un mouvement instinctif, il se signa, en invoquant le nom du Seigneur.
À peine avait-il agi de la sorte, que les sorcières se mirent à pousser des cris d’orfraies et, à la débandade, s’envolèrent. La face pâle qui luisait dans la nuit, se contracta dans un spasme de souffrance. Le dominateur du Sabbat se dirigea vers le bois et siffla ; un genêt que recouvrait un harnachement en argent, arriva au galop à sa rencontre et tandis qu’il sautait en selle, il se retourna et regarda rageusement le pêcheur.
À son tour, la harpie chevelue de roux essaya de prendre son vol ; mais le jeune homme la saisit par les poignets et la tint ferme.
— Lâche-moi ! clamait-elle, laisse-moi m’en aller ! car tu as nommé celui qui ne devait pas être nommé ; et tu as montré le signe qu’on ne peut regarder !
— Nullement, répondit-il, tu ne t’en iras pas avant de m’avoir dit le secret.
— Quel secret ? dit la sorcière, luttant avec lui comme une chatte en furie ; et mordant ses lèvres écumantes.
— Tu le sais !
Ses yeux verts s’obscurcirent de larmes et elle dit au pêcheur :
— Demande-moi n’importe quoi, mais pas cela !
Il se mit à rire et la retint plus fermement encore. Et voyant qu’il lui était impossible d’échapper à son étreinte, elle murmurait à mi-voix :
— Sûrement je suis aussi belle qu’aucune des filles de la mer et aussi avenante qu’aucune de celles qui habitent sous le bleu des vagues. Ce disant, elle prenait un air caressant et approchait son visage du sien.
Mais il la repoussa rudement et lui dit :
— Si tu ne tiens pas la promesse que tu m’as faite, je te tuerai comme une mauvaise sorcière que tu es !
Elle devint d’une pâleur livide, comme une fleur de l’arbre de Judas, et tressaillit :
— Qu’il en soit donc comme tu le désires, prononça-t-elle, après tout il s’agit de ton âme et non de la mienne. Fais-en ce que tu veux.
Et elle prit dans sa ceinture un petit couteau, dont le manche était recouvert d’une peau de vipère, et le lui tendit.
— À quoi me servira-t-il ? demanda le jeune pêcheur tout étonné.
Elle resta silencieuse quelques instants, et une expression de terreur marqua son visage. Puis elle ramena en arrière les cheveux qui obscurcissaient son front, et, en souriant d’un sourire étrange, lui dit :
— Ce que les hommes appellent l’ombre du corps, n’est pas l’ombre du corps, mais c’est le corps de l’âme. Tiens-toi sur le rivage de la mer, avec le dos tourné vers la lune et coupe autour de toi, à tes pieds, ton ombre, qui est le corps de ton âme. Ordonne à ton âme de te quitter et elle obéira à ton ordre.
Le jeune pêcheur tremblait.
— Est-ce la vérité ? dit-il à mi-voix.
— Oui, c’est la vérité ; j’eusse préféré ne pas être obligée de te dire cela, s’écria-t-elle ; et elle s’accrocha à ses genoux en pleurant.
Il la repoussa et la laissa sur l’herbe et, déjà tourné vers la côte, il plaça son couteau dans sa ceinture et commença à descendre.
Mais son âme, qui s’affolait en lui, l’appela, disant :
— Vois, j’ai habité en toi pendant tant d’années et durant tout ce temps je t’ai bien servi. Ne me chasse pas loin de toi, car quel mal t’ai-je jamais fait ?
Et le jeune pêcheur se mit à rire :
— Tu ne m’as fait aucun mal, mais je n’ai pas besoin de toi, répondit-il. Le monde est grand, et il y a aussi le Ciel et l’Enfer, et ce séjour de trouble crépuscule, qui est entre eux. Va où tu veux ; mais ne m’importune point ; car ma bien-aimée m’appelle.
Et son âme quand même, implorait sa compassion, mais il restait sourd à ses plaintes et bondissait de roche en roche, comme une chèvre sauvage. Enfin il atteignit le terrain uni, le sable jaune dévalant vers la mer.
Avec ses membres bronzés et fermes, tels ceux d’une statue créée par un sculpteur grec, il était là, debout, sur la plage, le dos tourné vers la lune, et de l’écume des vagues se levèrent des bras blancs qui l’appelaient ; à la surface des flots se dressèrent de vagues apparitions qui lui rendaient hommage.
Devant lui était son ombre sur le sable, le corps de son âme et derrière lui la lune flottait dans le firmament couleur de miel. Et son âme lui dit encore :
— Si vraiment tu veux me chasser hors de toi, ne me chasse pas sans un cœur. Le monde est cruel ; donne-moi ton cœur pour que je l’aie avec moi.
Il secouait la tête, en souriant :
— Comment adorerai-je ma bien-aimée, si je te donne mon cœur ? s’écria-t-il.
— Oh ! je t’en prie, par pitié ! dit son âme, donne-moi ton cœur, car le monde est très cruel et j’ai peur.
— Mon cœur appartient à ma bien aimée, répondit-il, c’est pourquoi ne reste pas ici à attendre ; va t’en.
— N’aimerai-je donc pas aussi ? demanda son âme.
— Va-t’en, te dis-je, car je n’ai nul besoin de toi, s’écria le jeune pêcheur ; et il prit le petit couteau au manche en peau de vipère et découpa son ombre à ses pieds ; elle se leva, se plaça devant lui, le regarda, et elle était comme lui-même.
Il recula et remit le couteau dans sa ceinture ; une impression d’angoisse l’envahissait.
— Va-t’en, fit-il à mi-voix, et que je ne te revoie plus.
— Nous devons pourtant nous rencontrer encore, dit l’âme.
Sa voix était grêle et avait le son d’une flûte ; ses lèvres remuaient à peine.
— Comment cela se peut-il ? s’écria le jeune pêcheur, tu ne vas pas me suivre, n’est-ce pas, dans les profondeurs de la mer ?
— Une fois tous les ans, je reviendrai ici et je t’appellerai, dit l’âme, il se peut que tu aies besoin de moi.
— Et pourquoi cela ? Mais qu’il soit fait selon ton désir.
Et il se précipita dans les vagues ; et les tritons soufflaient dans leurs cornes et les petites sirènes s’avançaient à sa rencontre, jetant leurs bras autour de son cou, et elles le baisaient sur les lèvres.
Et l’âme restait sur la plage déserte, les regardant. Et quand ils eurent tous plongé dans la mer, elle s’en alla en pleurant à travers les marais.
* * *
Et après une année, l’âme descendit au rivage de la mer et appela le jeune pêcheur.
Il sortit des profondeurs et dit :
— Pourquoi m’appelles-tu donc ?
Et l’âme lui répondit :
— Approche que je puisse te parler, car j’ai vu bien des choses merveilleuses.
Et il approcha, se coucha dans un bas-fond, et, appuyant sa tête sur sa main, il écouta.
* * *
Et l’âme lui dit :
— Après que je t’ai quitté, je me tournai vers l’Orient, et je voyageai. De l’Orient vient toute la sagesse. Six jours je voyageai et, le matin du septième jour, j’arrivai à une colline qui est dans le pays des Tartares. Je m’assis à l’ombre d’un tamarin pour m’abriter du soleil. Le sol était desséché par la chaleur. Des gens allaient et venaient dans la plaine comme des mouches sur un plat de cuivre poli.
Quand arriva le milieu du jour, un nuage de poussière s’éleva du sol. En le voyant, les Tartares tendirent leurs arcs peints, sautèrent sur leurs petits chevaux et s’avancèrent à sa rencontre au galop. Les femmes s’enfuirent en criant vers les chariots et se cachèrent derrière les rideaux de feutre.
Au crépuscule, les Tartares revinrent ; mais cinq d’entre eux manquaient, et de ceux qui rentraient plusieurs étaient blessés. Ils attelèrent leurs chevaux aux chariots et s’en allèrent précipitamment. Trois chacals sortirent d’une caverne et les regardèrent. Ils humèrent le vent et partirent dans la direction opposée.
Quand la lune se leva, j’aperçus les feux d’un campement dans la plaine et j’allai de ce côté. Une troupe de marchands étaient assis en cercle sur des tapis. Les nègres qui les servaient étaient en train de fixer des tentes en peaux tannées sur le sable et d’élever une haute muraille de défense avec des poiriers épineux.
Comme je m’avançais, le chef des marchands se leva, tira son épée et me demanda ce que je venais faire. Je répondis que j’étais un prince dans mon pays et que je m’étais échappé des mains des Tartares, qui avaient voulu faire de moi leur esclave. Le chef sourit et me montra cinq têtes fichées sur de longues tiges de bambou. Puis il me demanda qui était le prophète de Dieu, et je répondis :
— Mahomet.
Quand il entendit le nom du faux prophète, il s’inclina, puis il me prit par la main et me plaça à ses côtés ; un nègre m’apporta un peu de lait de jument dans une tasse en bois, ainsi qu’un morceau d’agneau rôti.
À l’aube, nous nous mîmes en route. J’étais installé sur un chameau au poil roux, à côté du chef, et un coureur allait devant nous portant une lance. Les hommes de guerre marchaient de chaque côté et les mules suivaient avec les bagages.
Il y avait quarante chameaux dans la caravane et les mules étaient en nombre double.
Nous passâmes du pays des Tartares dans le pays de ceux qui maudissent la lune, nous vîmes les griffons gardant leur or dans les rochers blancs et les dragons squameux qui dormaient dans leurs cavernes. En passant les montagnes, nous retenions notre respiration de peur que la neige ne se détachât des hauteurs, et chacun portait un voile de gaze devant les yeux. Comme nous allions par les vallées, les Pygmées tirèrent sur nous, du creux des arbres, et quand vint la nuit nous entendîmes le roulement du tambour des sauvages. Lorsque nous arrivâmes à la tour des Singes, nous plaçâmes des fruits devant eux, et ils ne nous firent aucun mal. Quand nous fûmes à la tour des Serpents, nous leur donnâmes du lait chaud dans des vases d’airain, et ils nous laissèrent passer. Trois fois, pendant notre voyage, nous touchâmes les rives de l’Oxus. Nous le traversâmes sur des radeaux de bois portant de grandes outres en cuir soufflé. Les hippopotames se précipitèrent furieux contre nous et cherchèrent à nous dévorer. En les voyant les chameaux tremblaient.
Les rois de chaque cité levaient des péages sur nous, mais ne voulaient pas nous laisser passer les portes. Ils nous jetaient du pain par-dessus les murailles, des petits gâteaux cuits dans du miel ou bien des gâteaux de fine farine remplis de dattes. Pour chaque centaine de paniers nous donnions un grain d’ambre.
Quand les habitants des villages nous voyaient arriver, ils empoisonnaient les puits et fuyaient sur le sommet des montagnes. Nous luttâmes contre les Magadaïs qui naissent vieux et deviennent de plus en plus jeunes, d’année en année, pour mourir quand ils sont tout petits enfants ; avec les Laktrois qui se disent issus de tigres et qui se teignent en jaune et en noir ; avec les Aurantes qui exposent leurs morts au sommet des arbres et vivent en de sombres cavernes, de peur que le soleil, leur Dieu, ne les frappe ; avec les Krimnians qui adorent un crocodile auquel ils donnent des pendants d’oreille en verre et qu’ils nourrissent de beurre et de jeunes poulets ; avec les Agazonbes qui ont des faces de chiens ; avec les Sibans, qui ont des sabots de chevaux et qui sont plus rapides que n’importe quel coursier. Un tiers de la caravane périt dans les combats et un autre tiers mourut d’épuisement. Les survivants murmuraient contre moi et disaient que je leur avais jeté un mauvais sort. Je pris une vipère à cornes de dessous une pierre et je la laissai me piquer. Quand ils virent que je n’en ressentais aucun mal, ils commencèrent à s’effrayer.
Dans le courant du quatrième mois, nous atteignîmes la cité d’Illel. Il était nuit lorsque nous arrivâmes au petit bois qui est en dehors des murailles et la température était accablante, car la lune voyageait dans le Scorpion. Nous cueillîmes des grenades mûres, nous les ouvrîmes et bûmes leur jus sucré. Puis nous nous installâmes sur nos tapis pour attendre le lever du jour.
À l’aube, nous nous levâmes et nous frappâmes à la porte de la cité. Elle était faite de bronze rouge et portait des sculptures représentant des monstres marins ainsi que des dragons ailés. Les gardes nous observaient du haut des retranchements et nous demandèrent ce que nous venions faire. L’interprète de la caravane répondit que nous arrivions de l’île de Syrie avec beaucoup de marchandises. Ils choisirent des otages parmi nous et dirent qu’ils nous ouvriraient les portes à midi ; jusque là nous devions attendre.
Lorsqu’il fut midi, ils ouvrirent la porte ; à notre entrée, le peuple se précipita en foule hors des maisons pour nous voir et un crieur parcourut la ville, soufflant dans une conque, pour nous annoncer. Nous nous arrêtâmes sur la place du marché ; les nègres délièrent les ballots de costumes façonnés et ouvrirent les coffres en bois de sycomore. Et quand ils eurent fini leur besogne, les marchands étalèrent leurs marchandises étranges – le linge ciré venant d’Égypte et les toiles du pays des Éthiopiens, les éponges pourprés de Tyr, les tentures bleues de Sidon, les coupes d’ambre froid, les vases en verre fin, et les curieux objets en argile cuite. Du haut d’un toit, un groupe de femmes nous regardait. L’une d’entre elles avait un masque en cuir doré.
Et le premier jour, les prêtres arrivèrent et trafiquèrent avec nous ; le second jour, vinrent les nobles et le troisième, les artisans, ainsi que les esclaves. Ainsi se comportent-ils avec les marchands, tout le temps qu’ils séjournent parmi eux.
Et nous restâmes là toute une lune ; vers son déclin, comme je m’ennuyais, j’allai vaguant parmi les rues de la cité et j’arrivai dans le jardin où était le Dieu qui était censé la protéger. Les prêtres en robe jaune circulaient silencieusement sous les arbres verts, et sur un dallage de marbre noir, il y avait un temple rouge-rosé où était vénéré le Dieu. Les portes étaient de laque poudrée sur laquelle étaient figurés des taureaux et des paons en or poli ou repoussé. Les tuiles du toit étaient en porcelaine vert de mer et les larmiers faisant saillie étaient festonnés de clochettes. Quand passaient les pigeons blancs ils frôlaient de leurs ailes les clochettes et les faisaient sonner.
Devant le temple se trouvait un bassin d’eau claire dallé d’onyx veiné. Je me couchai à côté du bassin et de mes doigts pâles touchai les larges feuilles des arbres. Un des prêtres s’avança et se plaça derrière moi. Il portait aux pieds des sandales, l’une en peau de serpent très tendue, l’autre en plumes d’oiseau. Sur sa tête était une mitre de feutre noir décorée de croissants en argent. Sept croissants jaunes étaient figurés dans le tissu de sa robe et sa chevelure frisée était teinte d’antimoine.
Après quelques instants de silence, il m’adressa la parole, et me demanda ce que je désirais.
Je lui répondis que mon désir était de pouvoir contempler le Dieu.
— Le Dieu est allé à la chasse, dit le prêtre en me regardant d’un air étrange avec ses petits yeux obliques.
— Dites-moi dans quelle forêt et je chevaucherai avec lui, répondis-je.
Il peigna les douces franges de sa tunique avec ses ongles très longs et en pointe. – Le Dieu dort, fit-il à mi-voix.
— Dites-moi où, et je veillerai à son chevet.
— Le Dieu assiste à la fête, fit le prêtre.
— Si le vin est sucré je boirai avec lui ; s’il ne l’est pas, je boirai aussi avec lui, fut ma réponse.
Le prêtre inclina la tête, tout étonné, et me prenant par la main, il me fit lever et me conduisit dans le temple.
Dans la première salle, je vis une idole sur un trône de jaspe bordé de grandes perles d’Orient. L’idole était en bois d’ébène sculpté et avait la hauteur d’un homme. Sur son front il y avait un rubis et une huile épaisse tombait goutte à goutte de ses cheveux sur ses cuisses. Ses pieds étaient rouges du sang d’un chevreau fraîchement immolé ; et il portait à ses reins une ceinture de cuivre ornée de sept béryls.
Et je dis au prêtre :
— Est-ce là le Dieu ? Et il me répondit :
— Oui, c’est le Dieu.
— Montre-moi le Dieu, m’écriai-je, ou sûrement je te tue.
Et comme je pressais sa main, elle devint morte.
Et le prêtre m’implora disant :
— Que mon seigneur veuille bien guérir son serviteur, et je lui montrerai le Dieu.
Et je dirigeai mon haleine sur sa main, et elle reprit vie. Le prêtre se mit à trembler et me conduisit dans la deuxième salle. Là, je vis une idole sur un lotus de jade que soutenaient des gerbes d’émeraudes. L’idole était d’ivoire sculpté et deux fois plus haute que la statue d’un homme. Sur son front, il y avait une chrysolithe et sa poitrine était barbouillée de myrrhe et de cinnamome. Dans une main elle tenait un sceptre en jade de forme recourbée, et dans l’autre une boule de cristal. Elle portait des chaussures d’airain, et autour de son cou épais il y avait un collier de sélénites.
Et je dis au prêtre :
— Est-ce là le Dieu ? Et il me répondit :
— C’est le Dieu.
— Montre-moi le Dieu, m’écriai-je, ou sûrement je te tuerai.
Et je touchai ses yeux et il devint aveugle.
Et le prêtre m’implora, disant :
— Que mon seigneur veuille bien guérir son serviteur et je lui montrerai le Dieu.
Je dirigeai mon haleine sur ses yeux ; ils revirent la lumière. Le prêtre, de nouveau, se mit à trembler, et me conduisit dans la troisième salle. Et là il n’y avait pas d’idole, ni de statue d’aucune sorte ; mais seulement un miroir en métal de forme ronde, sur un autel de pierre. Et je dis au prêtre :
— Où est le Dieu ? Et il me répondit :
— Il n’y a pas le Dieu, mais il y a ce miroir que tu vois, et qui est le miroir de la Sagesse. Il réfléchit toutes choses qui sont sur terre et dans le ciel, excepté la face de celui qui regarde dedans. Cela il ne réfléchit pas, de sorte que celui qui regarde dedans peut devenir sage. Il y a encore là d’autres miroirs, mais ce sont les miroirs de l’Opinion. Seul, celui-ci est le miroir de la Sagesse. Et ceux qui possèdent ce miroir connaissent tout : rien ne leur est caché. Et ceux qui ne le possèdent point ignorent la Sagesse. C’est donc là le Dieu que nous adorons.
Et je regardai dans le miroir, et c’était tout comme le prêtre l’avait dit.
Et je fis une chose étrange ; mais mon acte t’importe peu, car dans une vallée qui n’est pas à plus d’une journée d’ici, j’ai caché le miroir de la Sagesse. Permets seulement que je rentre en toi, et que je te serve de nouveau ; et tu seras plus sage que tous les sages et la Sagesse sera tienne. Souffre seulement que je rentre en toi, et personne ne sera aussi sage que toi.
Mais le jeune pêcheur se mit à rire :
— L’Amour vaut mieux que la Sagesse, s’écria-t-il et la petite sirène m’adore.
— Oh ! non ! il n’y a, certes, rien de supérieur, à la Sagesse, dit l’âme.
— L’Amour vaut mieux, répondit le jeune pêcheur et il replongea dans la mer profonde, et l’âme s’en alla en pleurant à travers les marais.
* * *
Et après que la deuxième année se fut écoulée, l’âme descendit sur le rivage de la mer et appela le jeune pêcheur ; il arriva des profondeurs et dit :
— Pourquoi donc m’appelles-tu ? Et l’âme répondit :
— Approche que je puisse te parler, car j’ai vu des choses merveilleuses.
Et il vint plus près, se coucha dans un bas-fond, inclina sa tête sur sa main et écouta.
* * *
Et l’âme lui dit :
Après que je t’ai quitté, je me suis tournée vers le Sud et je me suis mise en route. Du Sud vient tout ce qui est précieux. Six jours je voyageai sur les grand’routes qui conduisent à la cité d’Ashter ; sur les grand’routes couvertes de poussière rouge, par où les pèlerins ont coutume d’aller, j’allai et, le matin du septième jour, je regardai et voilà que la cité était à mes pieds, car elle était dans une vallée.
Il y a neuf portes à cette cité, et devant chacune de ces portes est un cheval de bronze, qui hennit lorsque les Bédouins descendent des montagnes. Les murailles sont revêtues de plaques de cuivre et les tours de guet ont des toitures d’airain.
Dans chacune des tours est un archer avec un arc à la main. Au lever du soleil, il lance une flèche contre un gong, et au coucher du soleil, il souffle dans une trompe de corne.
Comme je voulais entrer, les gardes m’arrêtèrent et me demandèrent qui j’étais ? Je répondis que j’étais un derviche en route pour la Mecque, où se trouvait un voile vert sur lequel le Koran avait été brodé en lettres d’argent par les anges. Ils furent remplis d’étonnement et me prièrent d’entrer.
À l’intérieur, on dirait un bazar. Vraiment tu aurais dû être avec moi. Par le travers des rues étroites de jolies lanternes en papier voltigent comme des papillons. Quand le vent souffle sur les toits, elles s’élèvent et s’abaissent ainsi que des bulles de couleur. Devant leurs échoppes sont installés les marchands sur des tapis de soie. Ils ont des barbes noires toutes droites et leurs turbans sont couverts de sequins d’or ; des chapelets d’ambre et de noyaux de pêche sculptés coulent doucement entre leurs doigts frais. Certains d’entre eux vendent du galbanum, du nard et de curieux parfums provenant des îles de l’Océan Indien ; ils vendent aussi de l’huile épaisse de roses rouges, de la myrrhe et de petites gousses en forme de clous. Lorsqu’on s’arrête pour leur parler, ils jettent des pincées d’encens sur un brasier de charbon de bois, afin de parfumer l’atmosphère autour d’eux. Je vis un Syrien qui tenait en main une très mince baguette comme un roseau. Des spirales de fumée grise en sortaient et l’odeur de cette baguette qui brûlait ressemblait à celle des fleurs d’amandier au printemps. D’autres vendaient des bracelets d’argent tout couverts de turquoises d’un bleu crémeux et des anneaux en fil de cuivre bordés de petites perles, des griffes de tigres montées sur or et des griffes de ce chat couleur d’or qu’on nomme léopard, montées de même façon, des pendants d’oreilles en émeraude et des bagues de jade. Des échoppes où l’on servait du thé arrivait le son des guitares et l’on voyait des fumeurs d’opium avec leurs faces blanches et souriantes regarder les passants.
Vrai, tu aurais dû être avec moi. Les vendeurs de vin se frayaient, à coups de coude, un chemin dans la foule, portant sur leurs épaules de grandes outres noires. La plupart vendent le vin de Schiraz, qui est doux comme le miel. Ils le servent dans de petites tasses en métal et posent dessus des feuilles de roses. Sur la place du marché sont installés les fruitiers, qui vendent toutes espèces de fruits : des figues mûres, avec leur chair comme meurtrie et pourpre ; des melons sentant le musc et jaunes comme des topazes ; des citrons ; des pommes roses ; des grappes de raisins blancs ; des oranges très rondes couleur d’or rouge et des limons ovales couleur d’or vert. Une fois, je vis passer un éléphant monstrueux ; son corps était teint de vermillon et de safran, et sur ses oreilles il y avait un filet en cordons de soie écarlate. Il s’arrêta devant l’une des échoppes et se mit à manger des oranges : le marchand se contentait de rire. Tu ne peux t’imaginer quelles singulières gens ce sont. Quand leur humeur est joyeuse, ils vont chez les marchands d’oiseaux et en achètent un, dont ils ouvrent la cage pour que le plaisir de cette liberté donnée s’ajoute à leur joie ; quand ils sont d’humeur triste, ils se frottent d’épines pour ne rien perdre de leur tristesse.
Un soir, je rencontrai plusieurs nègres transportant à travers le bazar un lourd palanquin. Il était fait de bambou doré et les montants étaient de laque couleur vermillon et ornés de paons en bronze. Aux ouvertures il y avait des rideaux de mousseline, sur lesquels étaient brodées des ailes de scarabées et de mignonnes graines d’orge ; lorsqu’il passa, j’aperçus une Circacienne au visage pâle qui me regarda et me sourit ; je suivis le palanquin ; les nègres pressèrent le pas, avec une expression de visage menaçante. Mais je n’en avais cure… Je me sentais pris d’une ardente curiosité.
Enfin, ils s’arrêtèrent devant une maison blanche, de forme carrée. Il n’y avait pas de fenêtres à cette maison mais seulement une petite porte qui figurait assez bien l’entrée d’une tombe. Ils déposèrent le palanquin sur le sol et agitèrent trois fois un marteau de cuivre. Un Arménien au caftan de cuir vert regarda par le guichet et, quand il reconnut les arrivants, il ouvrit la porte, étendit un tapis et la femme sortit du palanquin. En entrant elle se retourna et me sourit de nouveau. Je n’avais jamais vu de visage aussi pâle.
Quand la lune se leva, je retournai au même endroit et je cherchai la maison, mais elle ne s’y trouvait plus. Voyant cela, je sus qui était la femme et pourquoi elle m’avait souri.
Vrai, tu aurais dû être avec moi. À la fête de la nouvelle lune, le jeune Empereur sortit de son palais et se rendit à la mosquée pour la prière. Sa chevelure et sa barbe étaient teintes de rose et ses joues étaient poudrées de fine poussière d’or. Les plantes de ses pieds et les paumes de ses mains étaient toutes jaunes de safran. Au lever du soleil il sortit du palais dans une robe d’argent et, au coucher du soleil, il revint dans une robe d’or. Le peuple se prosternait et se cachait le visage, mais je ne voulus pas faire comme tout le monde. Je me trouvais près de l’étalage d’un marchand de dattes et j’attendais.
Lorsque l’empereur m’aperçut, ses sourcils peints se froncèrent ; il s’arrêta, je ne bougeai pas et ne lui rendis point hommage. La foule était stupéfaite de mon audace ; on me poussait à quitter en hâte la cité. Je ne fis pas attention à ce conseil et continuai ma route, pour aller m’asseoir près de ceux qui vendaient des idoles étrangères et qui, pour le fait de ce commerce, étaient détestés. Quand je leur racontai ce que j’avais fait, chacun me donna une idole et me pria en grâce de m’éloigner.
Ce soir-là, tandis que j’étais étendu sur un coussin dans le salon de thé situé dans la rue des Grenades, des gardes de l’empereur firent irruption et se saisirent de moi pour me conduire au palais. Lorsque je fus entré, ils fermèrent toutes les portes au moyen d’une chaîne. À l’intérieur, il y avait une grande cour entourée d’arcades. Les murs étaient d’albâtre avec, çà et là, des plaques de porcelaine bleue et verte. Les piliers étaient de marbre couleur fleur de pêcher. Je n’avais jamais rien vu de pareil.
Tandis que je traversais la cour, deux femmes voilées me regardaient d’un balcon ; elles me jetèrent des malédictions. Les gardes pressèrent le pas ; le bout de leurs lances sonnait sur les dalles polies. Ils ouvrirent une porte d’ivoire sculpté ; et je me trouvai dans un jardin bien arrosé et disposé en sept terrasses. Il était planté de tulipes en forme de coupes, de belles de nuit, d’aloès argentés. Comme un svelte roseau de cristal, une fontaine jaillissait dans l’air moite. Il y avait là des cyprès, pareils à des torches éteintes. Sur l’un d’eux un rossignol chantait.
À l’extrémité du jardin se dressait un petit pavillon. À notre approche, deux eunuques sortirent et se dirigèrent vers nous. La marche faisait ballotter la graisse de leurs membres ; curieusement ils fixèrent sur moi leurs yeux aux paupières jaunes. L’un d’eux prit à part le capitaine des gardes et chuchota quelques mots à l’oreille.
L’autre ne cessait de mâchonner des pastilles de senteur, qu’il prenait, avec des gestes précieux, dans une petite boîte ovale en émail lilas.
Après quelques instants le capitaine des gardes renvoya ses hommes. Ils s’en retournèrent au palais, suivis lentement par les eunuques, qui en passant cueillaient aux branches les mûres sucrées. Une fois, le plus âgé des deux se retourna et me lança un mauvais sourire.
Le capitaine des gardes me conduisit vers la porte du pavillon ; j’avançai sans trembler et écartant le lourd rideau, j’entrai.
Le jeune empereur était étendu sur un lit formé de peaux de lion teintes ; un gerfaut était perché sur son poing. Derrière lui se tenait un Nubien avec un turban orné de cuivre, nu jusqu’à la taille et portant à ses oreilles fendues de lourds anneaux. Sur une table à côté de lui était posé un grand cimeterre d’acier.
Quand l’empereur me vit entrer, il prit un air irrité et me dit :
— Quel est ton nom ? Ne sais-tu point que je suis l’empereur de cette cité ?
Mais je ne répondis pas un mot.
Il indiqua d’un geste le cimeterre ; le Nubien s’en saisit et, prenant un élan, me frappa avec une grande force. La lame siffla à travers moi et ne me fit aucun mal. L’homme tomba en convulsions sur les dalles et, quand il se releva, ses dents claquaient de terreur ; il alla se cacher derrière le lit.
L’empereur sauta de sa couche et, prenant un javelot dans une panoplie, le lança sur moi.
Je l’arrêtai dans son vol et brisai le bois en deux. Il me décocha une flèche ; mais j’élevai la main et l’arrêtai également.
Alors il tira un poignard de sa ceinture en cuir blanc et le plongea dans le cou du Nubien, afin que l’esclave ne pût révéler la faiblesse de son maître.
L’homme se tordit comme un serpent écrasé, et des bulles d’écume rouge apparurent à ses lèvres.
Aussitôt que l’esclave fut mort, l’empereur se tourna vers moi, et après avoir essuyé avec une petite serviette de soie pourpre la sueur qui perlait à son front, il me dit :
— Es-tu un prophète, que je ne puisse te faire aucun mal, ou un fils de prophète, que je ne puisse te toucher ? Je t’en prie, quitte ma ville dès ce soir ; car, tant que tu es ici, ce n’est pas moi qui règne en maître sur elle.
Et je lui répondis :
— Je m’en irai, si tu me donnes la moitié de ton trésor. Donne-moi la moitié de ton trésor et je m’en irai.
Il me prit par la main et me conduisit au dehors dans le jardin. Quand le capitaine des gardes m’aperçut, il fut stupéfait. Lorsque les eunuques me virent, leurs genoux furent secoués de frissons ; et ils tombèrent sur le sol terrifiés.
Il existe dans le palais une salle qui a huit murailles de porphyre rouge et un plafond de bronze imbriqué, d’où pendent des lampes. L’empereur toucha l’une des murailles et elle s’entr’ouvrit : nous descendîmes un corridor éclairé par de nombreuses torches. Dans des niches de chaque côté, il y avait de grandes jarres à vin, remplies jusqu’aux bords de pièces d’argent. Lorsque nous eûmes atteint le centre du corridor, l’empereur prononça le mot qui ne peut pas être prononcé, et une porte de granit oscilla sous la force d’un ressort caché. L’empereur mit ses mains devant ses yeux pour ne pas être aveuglé.
Tu ne pourrais croire combien merveilleuse était cette salle. Il y avait d’immenses carapaces de tortues, pleines de perles et de pierre de lune, d’une dimension extraordinaire ; d’autres étaient remplies de rubis. L’or était rassemblé dans des coffres en peau d’éléphant, et la poussière d’or dans des bouteilles de cuir. Il y avait des opales et des saphirs, ceux-ci dans des coupes de jade et celles-là dans des coupes de cristal. De rondes émeraudes étaient rangées sur de minces plats en ivoire et dans un coin, il y avait des sacs en soie, remplis les uns de turquoises, les autres de béryls. Des défenses d’ivoire étaient pleines de pourpres améthystes ; de grandes cornes de bronze tenaient des amas de calcédoines et de sardoines. Aux piliers faits de bois de cèdre étaient suspendus des colliers d’yeux de lynx jaunes. Sur des boucliers ovales et plats, c’étaient, à foison, des escarboucles vertes, rouges couleur de vin et couleur d’herbe, et je ne t’ai décrit que la dixième partie de ce qui se trouvait là.
Lors, quand l’empereur eut retiré ses mains de devant ses yeux, il me dit :
— Voici la salle du trésor ; la moitié de ces richesses sont tiennes, ainsi que je t’en ai fait la promesse. Et je te donnerai trois chameaux avec leurs conducteurs ; ils obéiront à tes ordres et transporteront ce qui t’appartiendra de ceci dans n’importe quelle partie du monde où tu désireras te rendre. Et tout sera réglé ce soir, car je ne voudrais pas que le soleil, qui est mon père, vît qu’il y a dans ma cité un homme supérieur à ma puissance.
Mais je lui répondis :
— L’or qui est là est à toi et l’argent aussi est à toi ; à toi sont les précieux joyaux et les objets de prix. Quant à moi, je n’ai besoin de rien. Je n’accepterai donc rien de toi, sauf cette petite bague que tu portes à ton doigt.
Et l’empereur prit un air irrité.
— Ce n’est qu’un anneau de plomb, s’écria-t-il. Il n’a aucune valeur. Prends donc la moitié du trésor et va-t’en de ma cité.
— Nullement, répliquai-je. Je ne prendrai rien que cette bague de plomb ; car je sais ce qui est inscrit à l’intérieur et le motif de cette inscription.
Et l’empereur se mit à trembler et il me dit d’une voix suppliante :
— Prends tout mon trésor et va-t’en de ma cité ! la moitié qui m’appartient encore sera pour toi.
Et je fis une chose étrange, mais ce que je fis t’importe peu, car dans une caverne qui n’est pas à plus d’une journée de marche d’ici, j’ai caché l’anneau de la Richesse. Il n’est pas à plus d’une journée de marche d’ici ; et il attend ta venue. Celui qui possède l’anneau est plus riche que tous les rois du monde. Viens donc le prendre ; tous les trésors de la terre seront tiens.
Mais le jeune pêcheur se mit à rire :
— L’Amour vaut mieux que la Richesse, s’écria-t-il et la petite sirène m’adore.
— Non, il n’y a rien de supérieur à la Richesse, dit l’âme.
— L’Amour vaut mieux, répliqua le jeune pêcheur et il replongea dans les profondeurs. L’âme s’en alla en pleurant à travers les marais.
* * *
Et après que la troisième année fût écoulée l’âme redescendit sur le rivage de la mer et appela le jeune pêcheur ; il arriva des profondeurs et dit :
— Pourquoi m’appelles-tu ?
Et l’âme répondit :
— Viens plus près, que je puisse te parler ; car j’ai vu des choses merveilleuses.
Et il vint plus près et se coucha dans un bas-fond, il inclina la tête sur sa main et écouta.
* * *
Et l’âme lui dit :
— Dans une cité que je connais, il y a une auberge au bord d’une rivière. Là je me suis assis parmi les marins qui buvaient une boisson composée de deux vins de différentes couleurs et mangeaient du pain d’orge et des petits poissons salés servis dans des feuilles de laurier et du vinaigre. Et tandis que nous étions à nous divertir, entra un vieillard portant un tapis de cuir et un luth qui avait deux cornes d’ambre. Quand le vieil homme eut déroulé son tapis sur le plancher, il fit vibrer avec une plume les cordes en métal de son luth, et une jeune fille dont le visage était caché sous un voile arriva en courant et se mit à danser devant nous. Son visage, ai-je dit, était caché sous un voile de gaze, mais ses pieds étaient nus. Nus étaient ses pieds et ils se mouvaient sur le tapis comme de petits pigeons blancs. Jamais je n’ai vu un spectacle aussi merveilleux. Or la cité dans laquelle elle dansa n’est qu’à une journée de marche d’ici.
Quand le jeune pêcheur eut entendu ces simples paroles de son âme, il se souvint que la petite sirène n’avait point de pieds et ne pouvait danser. Sur quoi un grand désir l’envahit et il se dit en lui-même : « Ce n’est qu’à une journée de marché d’ici et je puis venir très vite rejoindre ma bien-aimée, après cela. » Il rit, se mit debout dans le bas-fond et se dirigea vers le rivage. Quand il eut atteint le sable sec de la plage, il rit de nouveau et tendit les bras à son âme. Et son âme jeta un grand cri, courut à sa rencontre et entra en lui. Le jeune pêcheur voyait couchée sur le sable, devant lui, cette ombre de son corps, qui était le corps de son âme.
Et son âme lui dit :
— Ne perdons pas de temps à rester ici, partons tout de suite ; car les dieux de la mer sont jaloux et ils ont des monstres qui obéissent à leurs ordres.
Ils se hâtèrent donc et toute la nuit ils voyagèrent sous les rayons de la lune, et tout le jour suivant ils voyagèrent sous les rayons du soleil ; le soir de ce jour ils arrivèrent à la cité.
Et le jeune pêcheur dit à son âme :
— Est-ce ici la cité où elle danse, la cité dont tu m’as parlé ?
Et son âme lui répondit :
— Non, c’est une autre, néanmoins entrons dans celle-ci.
Et ils entrèrent et ils allèrent par les rues ; tandis qu’ils passaient par la rue des joailliers, le jeune pêcheur vit une belle coupe d’argent à un étalage.
Et son âme lui dit :
— Prends cette coupe d’argent et cache-la. Il prit la coupe d’argent et la cacha dans les plis de sa tunique ; puis ils s’éloignèrent en toute hâte de la cité.
Dès qu’ils furent parvenus à une lieue de la cité le jeune pêcheur prit un air fâché, jeta la coupe et dit à son âme :
— Pourquoi m’as-tu ordonné de prendre cette coupe et de la cacher ? C’était mal de faire cela.
Mais son âme lui répondit :
— Va en paix, va en paix !
Et, le soir du second jour, ils arrivèrent à une cité et le jeune pêcheur dit à son âme :
— Est-ce ici la cité où elle danse, la cité dont tu m’as parlé ?
Et son âme lui répondit :
— Non, c’est une autre ! Néanmoins entrons dans celle-ci.
Et ils entrèrent et ils allèrent par les rues ; tandis qu’ils passaient dans le quartier des vendeurs de sandales, le jeune pêcheur vit un enfant debout à côté d’une jarre d’eau. Et son âme lui dit :
— Frappe cet enfant !
Et il frappa l’enfant, au point que celui-ci fondit en larmes ; après cela ils s’éloignèrent en toute hâte de la cité.
Et quand ils furent parvenus à une lieue de la cité, le jeune pêcheur se mit en colère et dit à son âme :
— Pourquoi m’as-tu ordonné de frapper cet enfant ? C’était mal, de faire cela.
Mais son âme lui répondit :
— Va en paix ! va en paix !
Et, le soir du troisième jour, ils arrivèrent à une cité et le jeune pêcheur dit à son âme :
— Est-ce ici la cité où elle danse, la cité dont tu m’as parlé ?
Et son âme lui répondit :
— Il se peut que ce soit cette cité, donc entrons-y.
Et ils entrèrent et ils allèrent par les rues ; mais nulle part le jeune pêcheur ne parvint à découvrir ni la rivière, ni l’auberge qui se trouvait près d’elle. Et la foule le considérait avec curiosité, il prit peur et dit à son âme :
— Partons d’ici, car la danseuse aux pieds blancs n’y est pas.
Mais son âme répondit :
— Non, rentrons, car la nuit est sombre et il y aura des brigands sur la route.
Il s’assit donc sur la place du marché pour se reposer et quelque temps après, arriva un marchand, dont la tête était couverte d’un capuchon et qui était vêtu d’un manteau en drap de Tartarie ; il portait une lanterne de corne au bout d’un roseau.
Et le marchand dit au pêcheur :
— Pourquoi es-tu assis sur la place du marché, puisque tu vois que tous les magasins sont fermés et que toutes les marchandises sont empaquetées ?
Sur quoi le jeune pêcheur répliqua :
— Je ne parviens pas à découvrir une auberge dans cette cité et je n’y ai aucun parent qui me puisse donner l’hospitalité.
— Ne sommes-nous point tous de la même famille ? dit le marchand, et n’est-ce pas un seul Dieu qui nous a tous créés ? Viens donc avec moi, car j’ai une chambre d’étranger.
Et le jeune pêcheur se leva et suivit le marchand à sa maison. Après qu’il eut passé par un bosquet d’arbres à grenades et qu’il fut entré dans la maison, le marchand apporta au jeune étranger de l’eau de rose, dans un plat en cuivre, pour qu’il se lavât les mains, ainsi que des melons mûrs, afin qu’il pût étancher sa soif ; de plus, il plaça devant lui un bol de riz et un morceau de chevreau rôti.
Quand son hôte eut fini de manger et de boire, le marchand le conduisit à la chambre d’étranger et lui souhaita la bonne nuit. Le jeune pêcheur se confondit en remerciements, baisa l’anneau que son bienfaiteur portait au doigt et se jeta sur les tapis en poils de chèvre teints dont le parquet était revêtu. Après s’être étroitement enveloppé dans une couverture de laine d’agneau il s’endormit.
Trois heures avant le lever du jour, et tandis qu’il faisait encore bien sombre, son âme l’éveilla et lui dit :
— Lève-toi et va à la chambre du marchand dans la chambre même où il est endormi, frappe-le et prends-lui son or, car nous en avons besoin.
Et le jeune pêcheur se leva, se dirigea tout doucement vers la chambre du marchand ; sur les pieds de l’homme il y avait un glaive courbe et sur le plateau à côté de lui étaient déposées neuf bourses d’or. Il étendit la main et toucha le glaive, mais en le touchant, il éveilla le marchand, qui sauta à bas de son lit et se saisit lui-même de l’arme, criant au jeune pêcheur :
— Tu rends donc le mal pour le bien ? tu veux donc répandre mon sang, en récompense de l’intérêt que je t’ai témoigné ?
Et son âme dit au jeune pêcheur : « Tue-le ! » Et il frappa jusqu’à ce que le marchand tombât ; il se saisit des neuf bourses d’or, s’enfuit en toute hâte par le bosquet d’arbres à grenades, et tourna son visage vers l’étoile qui est l’étoile du matin.
Lorsqu’ils furent à une lieue de la cité, le jeune pêcheur se frappa la poitrine et dit à son âme :
— Pourquoi m’as-tu ordonné de tuer le marchand et de prendre son or ? Sûrement, tu es le Mal en personne !
Mais son âme répondit :
— Va en paix ! Va en paix !
— Non, s’écria le jeune pêcheur, je ne puis aller en paix ; car tout ce que tu m’as fait faire me semble odieux. Toi aussi, je t’ai en horreur ; il faut que tu m’expliques pourquoi tu as agi de la sorte avec moi.
Et son âme lui répondit :
— Quand tu m’as fait sortir de toi, quand tu m’as envoyée par le monde, tu ne me donnas point de cœur, et c’est ainsi que j’ai appris ces choses et que je m’en délecte.
— Que dis-tu là ? fit à mi-voix le jeune pêcheur.
— Tu comprends – répliqua son âme – tu comprends fort bien. As-tu oublié que tu me refusas un cœur. Donc, ne t’inquiète ni de toi, ni de moi ; mais va en paix, car il n’y a point de douleur dont tu ne puisses te débarrasser, ni de joie dont tu ne puisses jouir.
Et, quand le jeune pêcheur entendit ces paroles, il se prit à trembler et dit à son âme :
— Oui, tu es vraiment le Mal en personne ; tu m’as fait abandonner mon aimée, tu m’as induit en tentation et tu m’as mené dans les voies du péché !
Et son âme lui répondit :
— As-tu donc oublié qu’en me détachant de toi et en m’envoyant par le monde, tu ne me donnas point de cœur. Viens, nous irons dans une autre cité et nous nous amuserons, car nous possédons neuf bourses d’or.
Mais le jeune pêcheur prit les neuf bourses d’or, les jeta par terre et les piétina.
— Non ! s’écria-t-il, je ne veux plus avoir affaire avec toi ; je ne veux plus t’accompagner nulle part ; de même que je t’ai renvoyée autrefois, je te renvoie à présent, car tu as mal agi avec moi.
Et il tourna le dos à la lune, prit le petit couteau dont le manche était en peau de vipère verte et se mit en mesure de découper à ses pieds cette ombre du corps qui est le corps de l’âme.
Et pourtant l’âme ne fut point détachée de lui ; elle ne fit aucune attention à son commandement, mais elle lui dit :
— Le charme que t’a indiqué la sorcière n’agit plus pour toi, je ne puis plus te quitter ; il te serait impossible de te débarrasser de moi. Une fois dans sa vie on peut renvoyer son âme ; si on la reprend, on doit la garder à jamais. C’est là le châtiment et la récompense.
Et le jeune pêcheur pâlit, ses mains se crispèrent et il s’écria :
— C’était donc une fausse sorcière, puisqu’elle ne m’a point averti !
— Non ! répondit son âme, mais elle était fidèle à celui qu’elle adore et qu’elle servira toujours.
Et quand le jeune pêcheur vit qu’il ne pouvait plus se débarrasser de son âme, et que c’était une mauvaise âme qui devait habiter en lui à jamais, il tomba sur le sol, pleurant amèrement.
Quand il fit jour, le jeune pêcheur se releva et dit à son âme :
— Je lierai mes mains de telle sorte que je ne puisse faire ce que tu ordonneras ; je clorai mes lèvres de telle sorte que je ne puisse parler comme tu le veux. Je retournerai là où celle que j’aime a sa demeure. Vers la mer je veux revenir ; je retrouverai la petite baie où elle a coutume de chanter ; je l’appellerai, je lui confesserai le mal que j’ai fait sous ton insidieux conseil.
Et son âme pour le tenter lui dit :
— Qui est-elle donc, cette bien-aimée, pour que tu désires si ardemment la revoir ? Dans le monde il est des créatures bien plus belles ! Il y a des danseuses à Samaris qui dansent comme les espèces d’oiseaux et d’animaux les plus agiles ; leurs pieds sont teints de henné et dans leurs mains elles agitent des clochettes de cuivre. Elles rient en dansant et leur rire est plus clair que le rire de l’eau. Viens avec moi, je te les montrerai… Pourquoi t’inquiéter de ce que tu crois être le péché ? Ce qui est bon à manger n’est-il pas fait pour le mangeur ? Y a-t-il du poison dans ce qui est doux à boire ? Ne t’inquiète pas, mais viens avec moi vers une autre cité. Il y en a une petite, tout près d’ici, où se trouvent des jardins plantés de tulipes. Et dans un de ces beaux jardins, tu verras des paonnes blanches et des paons qui ont des poitrines bleues. Leurs queues, lorsqu’elles sont étalées au soleil, ressemblent à des plats d’ivoire ou d’or. Et celle qui les nourrit danse pour leur plaisir, parfois sur ses mains, parfois sur ses pieds. Ses yeux sont teints d’antimoine et ses narines sont fines comme des ailes d’hirondelle. À l’une de ses mains est suspendue une fleur creusée dans une perle. Elle rit tandis qu’elle danse, et les bracelets qu’elle porte à ses chevilles tintent comme des sonnailles d’argent. Ne t’alarme plus, viens avec moi dans cette cité !
Mais le jeune pêcheur ne répondit pas à son âme ; il ferma les lèvres avec le sceau du silence ; avec une corde serrée il lia ses mains ; et s’en retourna d’où il était venu, à cette même petite baie où sa bien-aimée avait coutume de chanter. Et toujours son âme essayait de le tenter en chemin ; mais il ne répondait pas, ne voulant plus se laisser aller à aucune des mauvaises actions qu’elle lui conseillait, si grande était la puissance de l’amour qui brûlait en lui.
Puis, quand il fut arrivé sur le rivage de la mer, il délia la corde qui serrait ses mains, il enleva le sceau du silence à ses lèvres et appela la petite sirène. Mais elle n’arriva point à son appel, bien que, tout le long du jour, il l’implorât de venir.
Et son âme se moquait de lui, disant :
— Vraiment, quel bonheur est celui d’aimer ! Tu ressembles à un homme qui, par un temps de disette, verserait de l’eau dans une cruche brisée ; tu délaisses ce que tu as, et rien ne t’est donné en retour. Il vaudrait mieux pour toi de m’accompagner, car je sais où se trouve la vallée du Plaisir et ce qui s’y passe.
Mais le jeune pêcheur se garda de répondre à son âme ; dans une fente de rochers il se construisit une hutte de branchages entrelacés et y vécut tout l’espace d’une année. Et, chaque matin, il appelait la sirène ; et, au milieu du jour aussi, il l’appelait ; et puis le soir, son nom résonnait encore sur ses lèvres. Pourtant elle ne venait point de la mer à sa rencontre ; nulle part il ne l’apercevait, bien qu’il explorât toutes les grottes, les flots verts, aussi bien que les petites flaques d’eau laissées par la marée, les sources qui sont tout au fond de la mer profonde.
Et toujours son âme le tentait, lui conseillait le mal, lui murmurant à l’oreille des choses horribles. Pourtant elle ne parvenait pas à triompher de lui, si grande était la force de son amour.
Après que l’année se fut écoulée, l’âme se dit : j’ai tenté mon maître en lui conseillant le mal et son amour a été plus fort que moi. Je vais le tenter autrement, en lui conseillant de faire le bien, et il se peut qu’il veuille, alors, venir avec moi…
Donc elle s’adressa au jeune pêcheur et lui dit :
— Je t’ai décrit toutes les joies du monde et tu es resté sourd à ma voix. Permets que je t’en décrive, maintenant, les souffrances et il se pourra que tu veuilles m’écouter. Car, en vérité, la Douleur est la reine de ce monde, et nul être n’échappe à ses filets. Il y a des hommes qui manquent de vêtements ; d’autres, de pain. Il y a des veuves qui portent la pourpre, il y en a qui sont en haillons. Au hasard, dans les marais, circulent les lépreux et ils sont cruels les uns pour les autres. Les mendiants s’en vont par la route et leurs besaces sont vides. Par les rues des cités vague la Famine, et la Peste est assise à leurs portes. Viens, nous irons adoucir toutes ces souffrances, nous ferons en sorte qu’elles n’existent plus… Pourquoi rester ici appelant ta bien-aimée, puisque tu vois qu’elle ne répond pas à ton appel ? Et qu’est-ce donc que l’Amour, pour que tu le places si haut ?
Mais le jeune pêcheur ne sortit pas de son silence noir, si grande était la force de son amour. Et chaque matin, il appelait la sirène ; au milieu de chaque jour, il l’appelait de nouveau ; et le soir son nom résonnait encore sur ses lèvres. Pourtant, elle ne se levait pas de la mer pour venir à sa rencontre et nulle part il ne la découvrait, quoiqu’il cherchât dans les fleuves de la mer, dans les vallées qui sont au-dessous des vagues, dans les flots que la nuit fait pourpres, dans les flots que l’aube laisse gris.
Et, après que la deuxième année fut écoulée, l’âme dit vers le soir au jeune pêcheur, tandis qu’il se trouvait tout seul dans sa hutte :
— Voyons, je t’ai tenté avec le mal, après cela je t’ai tenté avec le bien ; mais ton amour est plus fort que moi. C’est pourquoi je ne te tenterai pas plus longtemps, mais je t’en prie, souffre que j’entre dans ton cœur, de sorte que je ne fasse plus qu’un avec toi, comme autrefois.
— Certainement tu le peux, dit le jeune pêcheur – car, pendant tous ces jours que, sans un cœur, tu parcourus le monde, tu dois avoir beaucoup souffert.
— Hélas ! s’écria l’âme, je ne puis trouver aucune entrée pour pénétrer en toi, tellement ton cœur est envahi par l’amour.
— Et pourtant je voudrais pouvoir t’aider, fit le jeune pêcheur. Tandis qu’il parlait, arriva de la mer un grand cri douloureux, comme celui que les hommes entendent quand un enfant de la mer est mort. Et le pêcheur bondit hors de sa hutte et courut au rivage. Les lames noires se précipitaient vers la plage, portant avec elles quelque chose qui était plus brillant que l’argent, tout blanc comme l’écume du flot, et comme une fleur cela flottait sur les vagues. Le ressac enleva cette chose aux vagues, et l’écume la prit au ressac pour la jeter au rivage. Et le jeune pêcheur vit, gisant à ses pieds, le corps de la petite sirène. Morte, elle gisait à ses pieds.
Tout en larmes comme un malheureux que la douleur accable, il se précipita sur elle, baisa la froide rougeur de ses lèvres et caressa l’ambre humide de sa chevelure. Il se jeta auprès de la morte sur le sable, pleurant comme un désolé que la joie fait vibrer, et ses bras hâlés la prirent contre sa poitrine. Humides étaient ses lèvres, et il mit un baiser sur elles. Salé était le miel de sa chevelure, mais il le goûta avec une amertume bienheureuse. Il baisa les paupières fermées et le parfum libre et sauvage tenu en ces coupelles bleuies était moins salé que ses larmes.
Devant cette pauvre petite chose morte, il fit son acte de contrition. Dans les coquilles de ses oreilles il répandit le vin âpre de son récit. Il attacha ses petites mains à son cou, et ses doigts à lui caressaient sa gorge sans vie. Amère, amère était sa joie exaltée et pleine d’étrange allégresse était sa souffrance.
La sombre mer allait et venait sans cesse et la blanche écume des flots se lamentait comme la voix d’un lépreux. De plus en plus, la mer s’étirait sur le rivage. Du palais du roi de la mer vinrent de grands cris de deuil, et au loin, sur les flots, les massifs tritons soufflèrent de rauques appels dans leurs conques.
— Fuis, dit au pêcheur son âme, car de plus en plus la mer monte, et si tu tardes encore elle va t’anéantir ! Fuis ! j’ai peur pour toi, car je vois que de nouveau ton cœur est fermé aux conseils de ma raison, par la puissance de ton amour. Fuis, va te mettre en sûreté, car vraiment tu ne m’enverras plus sans cœur dans un autre monde !
Mais le jeune pêcheur n’écoutait plus son âme ; s’adressant à la seule petite sirène il disait :
— L’Amour est plus haut que la Sagesse, plus précieux que la Richesse, plus beau que ne le sont les filles des hommes. Le feu est impuissant à le détruire, l’eau ne peut l’étancher. Je t’appelai à l’aube de chaque jour, et tu n’as pas répondu à mon appel. La lune entendit résonner ton nom, et pourtant tu ne faisais pas attention à mes cris. Par malheur, je t’avais abandonnée ; par fatalité je m’en étais allé voyager ! Et cependant, toujours ton souvenir aimé habitait en moi, toujours il subsistait aussi fort ; rien ne l’avait diminué, quoique j’eusse contemplé le mal et quoique j’eusse aussi contemplé le bien. Et maintenant que tu es morte, sûrement je m’en vais mourir aussi.
Son âme toujours plus fort le suppliait de fuir ; mais lui ne voulait pas, si grand était son amour. La mer approchait, se hâtait, tentant de la couvrir de ses vagues. Voyant que sa fin était proche, il pressa de baisers fous les lèvres mortes de la sirène, si bien qu’à bout d’efforts le cœur qui était en lui se rompit.
Sous la force impuissante de l’amour se rompit le cœur ; l’âme, trouvant une issue libre, entra et s’unit à lui, ainsi que jadis. Et la mer bruissante couvrit d’eau le jeune pêcheur.
* * *
Au matin, un prieur vint pour bénir la mer qui, la veille, avait apeuré les environs. Avec lui s’avançaient des moines et des chantres, des porte-cierges et des balanceurs d’encensoirs, et une grande foule les accompagnait.
Quand le prieur descendit sur le rivage, il aperçut le jeune pêcheur couché dans le ressac, étreignant contre lui le corps de la petite sirène. Lors, il se recula avec un air irrité et, non sans avoir fait le signe de la croix, s’écria :
— Je ne bénirai point la mer, ni rien de ce qu’elle porte. Maudit soit le peuple des flots, maudits soient tous ceux qui ont commercé avec lui. Et quant à celui qui, pour son amante, oublia le respect de Dieu et que nous trouvons ici avec sa concubine, frappé par la colère du ciel, emportez son cadavre, emportez aussi celui de sa méprisable compagne et enfouissez-les dans le coin des réprouvés, sans placer la moindre croix sur leur tombe, ni aucun signe, de telle sorte qu’on ne puisse savoir où ils gisent en terre, car maudits pendant leur vie, maudits ils resteront dans la mort. Et la foule agit comme on lui en donnait l’ordre ; dans le coin des réprouvés, où ne croît point d’herbe douce, on creusa une fosse profonde et on y jeta ces choses mortes.
* * *
Après que la troisième année fut écoulée, un jour, qui était celui d’une fête consacrée, le prieur se rendit à la chapelle pour montrer au peuple les blessures du Seigneur et lui parler de la colère divine.
Et comme, ayant revêtu ses habits sacerdotaux, il était entré dans le chœur et s’inclinait devant l’autel, il vit que cet autel était couvert de fleurs étranges qui lui étaient bien inconnues. Étranges, ces fleurs et d’une curieuse beauté, qui le troublait à l’extrême ; leur parfum semblait doux à la fois et dangereux à ses narines ; il sentait de la joie plein son cœur, sans comprendre d’où elle venait. Et tandis qu’après avoir ouvert le tabernacle et encensé le ciboire, il bénissait l’assistance et renfermait les saintes espèces, un grand bouleversement s’opérait en lui. L’esprit du sermon qu’il devait faire changeait contre son vouloir ; il commença bien à prendre pour thème le courroux du Seigneur, mais la blancheur des fleurs modifiait ses idées ; leur parfum inspirait différemment son discours ; d’autres paroles sortirent de ses lèvres, non plus pour évoquer la colère divine, mais pour célébrer en Dieu tout ce qui est Amour. Pourquoi il parlait ainsi, il n’en savait rien.
Quand il eut fini, la foule, bel et bien, pleurait. Le prieur, lui aussi, regagna la sacristie, les yeux remplis de larmes. Les doyens entrèrent, le dévêtirent de l’aube, et lui enlevèrent la ceinture, le manipule et l’étole ; il se prêtait machinalement à leur fonction et comme perdu en rêves. Quand ils eurent fini, il les considéra longuement et leur dit :
— Quelles sont donc ces fleurs qui ornent l’autel et d’où viennent-elles ?
Et ils répondirent :
— Quelles fleurs ce sont, il nous est impossible de le dire ; mais elles viennent du champ des réprouvés.
Là-dessus, le prieur se prit à trembler, retourna chez lui et se mit en prières. Au matin, quand il fut à peine jour, il sortit avec ses moines et ses chantres, avec les porteurs de cierges et les balanceurs d’encensoirs, et une grande foule qui s’était réunie. On arriva sur la plage, là le prieur bénit la mer et toute la vie sauvage et libre qui est en elle. Les faunes aussi il les bénit, et avec eux les petits follets qui dansent dans les forêts et les créatures aux yeux brillants qui observent à travers le feuillage des arbres, toutes les choses qui vivent dans le monde créé par Dieu. Dans cette ambiance pleine de bénignité la foule se tenait ravie de joie et comme en extase. Et depuis, plus jamais dans le pitoyable coin des réprouvés ne fleurirent fleurs d’aucune sorte ; le champ resta nu et désolé comme autrefois. Plus jamais les étranges gens de la mer n’intervinrent dans la baie comme jadis ; ils avaient tous émigré vers une autre contrée de l’empire des vagues.
L’ENFANT ÉTOILE
Il y a bien longtemps, deux pauvres bûcherons rentraient chez eux à travers une grande forêt de pins. C’était l’hiver, par une nuit d’aigre bise. Une épaisse couche de neige couvrait le sol et les branches des arbres étaient toutes blanches ; le gel ne cessait de casser les petites brindilles de chaque côté du chemin, tandis qu’ils passaient ; et lorsqu’ils arrivèrent au torrent de la montagne, il était suspendu en l’air immobile, car le Roi des glaces lui avait donné un baiser.
Si froid faisait-il que les animaux et les oiseaux eux-mêmes ne savaient que devenir.
— Hou, grognait le loup, tout en clopinant parmi les broussailles, avec sa queue entre les jambes. Quelle température effroyable ! Pourquoi le gouvernement ne veille-t-il pas à ce qu’il fasse meilleur ?
— Ouitte, ouitte, ouitte…, gazouillaient les linottes, la vieille terre est morte ; on l’a couchée dans son blanc linceul.
— La terre va se marier, et c’est sa robe de noces, roucoulaient entre elles les tourterelles. Leurs petites pattes roses étaient bien pour ainsi dire crevassées par le gel, mais elles croyaient de leur devoir de considérer les choses à un point de vue romanesque.
— Quelle bêtise ! fit en regrognant le loup. Je vous dis que tout cela est la faute du gouvernement, et si vous ne me croyez pas, je vous dévore. Le loup ramenait tout au point de vue pratique et n’était jamais à court d’arguments tranchants.
— Pour ma part, intervint le pic qui était philosophe dans l’âme, je me soucie peu de théories ; lorsqu’une chose est, elle est ; pour l’instant, il fait terriblement froid.
Et c’était vrai ; il faisait terriblement froid. Les menus écureuils qui vivaient dans le creux du grand sapin, se frottaient réciproquement le nez pour se tenir chaud et les lapins se roulaient en boule dans leurs terriers, ne risquant même pas le moindre coup d’œil au dehors. Les seules créatures que ce froid semblait réjouir, c’étaient les grands hiboux cornus ; leurs plumes étaient bien comme raidies par le givre, mais cela ne les gênait point ; ils faisaient rouler leurs grands yeux jaunes et s’appelaient les uns les autres par toute la forêt.
— Tu wit, tu wou, tu wit, tu wou, quel temps exquis nous avons !
Et toujours, toujours de l’avant marchaient les deux bûcherons, soufflant vigoureusement dans leurs doigts et battant la semelle sur la neige durcie avec leurs grands souliers ferrés.
Une fois, ils tombèrent dans une masse épaisse de neige et ils sortirent de là, blancs comme des meuniers, quand les meules broient le grain ; une autre fois, ils glissèrent sur la glace dure et lisse d’un marais, leurs fagots rompirent leurs liens et ils eurent à les ramasser tous et à les refaire ; une autre fois ils crurent avoir perdu leur route et une grande terreur s’empara d’eux, car ils savaient que la neige est cruelle à ceux qui s’endorment dans son manteau ; mais ils se confièrent au bon Saint Martin, qui veille sur les voyageurs, revinrent sur leurs traces, marchant avec précaution, et finirent par arriver à la lisière de la forêt : ils aperçurent là, tout en bas de la vallée, au-dessous d’eux, les lumières du village où ils avaient leur chaumine.
Ils étaient si ravis d’être au bout de leurs peines, qu’ils se mirent à rire tout haut : la terre leur apparaissait comme une fleur d’argent et la lune comme une fleur d’or. Pourtant, après cet accès de joie, il leur vint de la tristesse ; car, en même temps, ils songèrent à leur pauvreté, et l’un dit à l’autre :
— Pourquoi nous livrer à la joie, quand nous voyons que le bonheur de la vie est pour les riches et non pour les gens comme nous ? Il eût mieux valu périr de froid dans la forêt ou que quelque bête féroce se fût précipitée sur nous et nous eût dévorés.
— En vérité, répondit l’autre, une trop grande part est donnée à quelques-uns et une bien petite aux autres. L’injustice a formé les lots en ce monde et rien n’a été partagé également, si ce n’est la tristesse.
Mais, tandis qu’ils se lamentaient sur leur misère, advint une chose étrange : il tomba du firmament une étoile, très brillante et très belle ; elle glissa d’un côté du ciel, dépassant dans sa course d’autres étoiles et, pendant qu’ils regardaient, émerveillés, il leur sembla qu’elle tombait derrière un groupe de saules, tout près d’une bergerie, à un jet de pierre de l’endroit où ils se trouvaient.
— Eh bien, voilà un trésor pour qui le découvrira, s’écrièrent-ils, et ils coururent, tout fiévreux, dans la direction où venait de choir ce qu’ils croyaient être de l’or.
Et l’un des deux courant plus vite que l’autre, le devança, se fraya un passage à travers les branches de saules, arriva de l’autre côté et… il y avait vraiment là, par terre, quelque chose qui brillait étrangement. Il alla dans cette direction, se pencha et prit cette chose des deux mains : et c’était un manteau tissé d’or, curieusement brodé d’étoiles et tout froncé en plis nombreux. Sur quoi celui-ci cria à l’autre qu’il avait trouvé le trésor tombé du ciel, et quand le compagnon fut arrivé, ils s’assirent tous deux dans la neige et déplièrent les pans du manteau pour pouvoir procéder à l’équitable partage des pièces d’or, mais hélas, il n’y avait là ni or, ni argent, ni trésor d’aucune sorte : seulement un petit enfant qui dormait.
Et l’un des bûcherons dit à l’autre :
— Voilà tout notre espoir sombré ; nous n’avons pas de chance, car de quel profit est un enfant ? Laissons-le, continuons notre route, puisque nous sommes de pauvres gens et que nous avons nos enfants à nous pour lesquels nous devons réserver tout le pain gagné.
Mais son compagnon lui répondit :
— Non, ce serait mal de laisser périr cet innocent dans la neige et, quoique je sois aussi pauvre que tu l’es et que j’aie beaucoup de bouches à nourrir avec peu de chose dans le pot-au-feu, je l’emporterai cependant chez moi et ma femme en prendra soin.
Avec tendresse, il releva l’enfant et, l’ayant roulé dans le manteau, afin de le préserver du froid aigu, il continua sa route en descendant la montagne vers le village ; tout en allant son camarade traitait de folie sa bonté d’âme.
Quand ils touchèrent aux maisons, le compagnon sans cœur dit à son camarade : – Tu as l’enfant, donne-moi le manteau, car nous devons partager la trouvaille.
Mais l’autre de répliquer : – Nullement, car le manteau n’est ni à moi ni à toi, il est à l’enfant, et, lui souhaitant adieu, il se dirigea vers sa chaumière et frappa à la porte.
Et lorsque sa femme ouvrit la porte et vit que son mari revenait sain et sauf, elle lui mit les bras autour du cou et lui donna un baiser ; elle le débarrassa de son fagot de bois, enleva la neige de ses souliers et l’invita à entrer. Mais il lui dit :
— J’ai fait une trouvaille dans la forêt et je te l’ai apportée, pour que tu en prennes soin. Et en disant cela, il ne bougeait pas du seuil.
— Qu’est-ce donc ? s’écria-t-elle. – Montre-moi ce que c’est, car la maison est bien nue et nous avons besoin de bien des choses.
Et il ouvrit le manteau et l’enfant endormi apparut.
— Hélas, mon homme, murmura-t-elle, n’avons-nous pas déjà assez d’enfants à nous, pour que tu amènes encore à notre foyer l’enfant d’autrui ? Et qui sait s’il ne nous apportera point le malheur ? Et comment allons-nous pouvoir le soigner ?
Et elle était irritée contre lui.
— Non pas, c’est un Enfant-Étoile, répondit-il, et il raconta l’étrange incident. Mais elle ne s’apaisa point, se moqua de lui, eut des mots de colère, s’écriant :
— Nos enfants manquent de pain et nous irions nourrir l’enfant du hasard ? Qui donc ici s’occupera de nous ? qui nous donnera la nourriture ?
— Mais, Dieu ne prend-il pas soin des passereaux et ne les nourrit-il point ? répondit-il.
— Les passereaux ne meurent-ils pas de faim pendant l’hiver ? questionna-t-elle ; et n’est-ce point l’hiver présentement ?
Le mari restait muet et ne quittait pas le seuil. Une brise plus aiguë arriva de la forêt par la porte ouverte et fit trembler la femme. Et elle eut un frisson, et dit :
— Si tu fermais la porte. Il arrive par là un froid glacial dans la maison, et je suis transie.
— Dans une maison où il y a un cœur dur, n’arrive-t-il pas toujours une bise glaciale ?
Et la femme ne répondit rien, mais s’accroupit auprès du feu.
Et après quelques instants, elle se retourna vers son mari, et ses yeux étaient pleins de larmes. Lors, il entra vivement et plaça l’enfantelet dans ses bras : elle lui donna un baiser et le coucha sur le petit lit où dormait le plus jeune de ses fils. Le lendemain, le bûcheron prit le curieux manteau d’or et le rangea dans une grande armoire, avec un collier d’ambre qui entourait le cou de l’enfant.
* * *
C’est ainsi que l’Enfant-Étoile fut élevé avec les enfants du bûcheron et s’assit à la même table qu’eux et devint leur compagnon de jeux. D’année en année, il devenait de plus en plus beau ; à un tel point que tous les habitants du village étaient émerveillés, car ils étaient hâlés et avaient des cheveux noirs, tandis que lui avait la peau blanche et fine comme l’ivoire et ses boucles ressemblaient à des guirlandes d’asphodèles. Ses lèvres aussi étaient comme les pétales d’une fleur rouge ; ses yeux comme des violettes au bord d’un clair ruisseau, et son corps, comme le narcisse d’un champ vierge.
Pourtant, sa beauté le rendait mauvais, car il devint fier, égoïste, cruel. Les enfants du bûcheron et les autres enfants du village, il les méprisait, disant qu’ils étaient de basse naissance, tandis que lui était noble, puisqu’il descendait d’une Étoile. Il avait pris toute autorité sur eux et les traitait comme ses serviteurs. Il n’avait aucune pitié pour les pauvres, les aveugles, les estropiés, et, en général, les malheureux ; bien au contraire, il leur lançait des pierres, les chassait sur la grand’route et leur disait d’aller mendier leur pain ailleurs et jamais plus on ne les revoyait venir demander l’aumône dans ce village. Il semblait n’être ému, ce petit, que par la Beauté, se moquant des faibles et des contrefaits, se jouant de leur faiblesse et de leurs infirmités. Il n’aimait que lui seul ; pendant l’été, tandis que les vents étaient au repos, il se couchait près de la source dans le verger du prêtre et se penchait pour contempler la merveille de sa propre face, riant de plaisir au spectacle de son gracieux physique.
Souvent le bûcheron et sa femme le grondaient :
— Nous ne t’avons point traité comme tu traites ceux qui sont seuls, malheureux et n’ayant personne pour les assister. Pourquoi donc es-tu si cruel envers ceux qui ont besoin de compassion ?
Souvent le vieux prêtre le faisait chercher et tâchait de lui enseigner l’amour envers les créatures vivantes, disant : – La mouche est ta sœur, ne la maltraite point. Les oiseaux qui errent dans la forêt doivent avoir la liberté. Pourquoi les prendre au piège, dans le seul but de t’amuser ? Dieu créa le ver de terre et la taupe : il leur assigna à chacun son rôle. – Pourquoi veux-tu apporter la souffrance dans le royaume de Dieu ? Même le bétail des champs loue le Seigneur.
Mais l’Enfant-Étoile ne faisait pas attention à ces paroles, et il prenait un air rechigné, se mettait à siffler ; puis il allait rejoindre ses compagnons et reprenait son rôle de despote. Et ses compagnons le suivaient, car il était beau et preste, savait danser, jouer du chalumeau et faire de la musique ; partout où il les conduisait, ils le servaient, et quoi qu’il ordonnât, ils obéissaient. Quand il perçait avec un roseau pointu les yeux troubles d’une taupe, ils riaient et quand il lançait des pierres à un lépreux, ils riaient également. En tout, il les dominait, et ils devinrent peu à peu durs de cœur, comme il l’était.
* * *
Or, il advint qu’un jour une vieille mendiante passa par le village. Ses vêtements usés pendaient comme des haillons, et ses pieds saignaient de la longue marche qu’elle avait faite sur le dur pavé des routes ; elle semblait être en fort mauvais état pour aller plus loin. Comme elle était recrue de fatigue, elle s’était assise sous un marronnier pour se reposer. Mais dès que l’Enfant-Étoile l’aperçut, il dit à ses compagnons :
— Voyez donc là-bas, il y a une espèce d’horrible mendiante sous la belle verdure de l’arbre. Arrivez, nous allons la faire déguerpir, car elle est laide et de vilaine mine. Il approcha donc et lui lança des pierres, en se moquant d’elle. La mendiante le regardait avec des yeux terrifiés, qui ne le quittaient pas. Quand le bûcheron qui était occupé à fendre des bûches dans un hangar tout proche, vit ce que faisait l’Enfant-Étoile, il courut à lui et le repoussa, disant :
— Comme tu as le cœur dur, vraiment, et ignores la pitié ; quel mal t’a donc fait cette pitoyable femme, pour que tu la traites de la sorte ?
Et l’Enfant-Étoile devint rouge de colère, frappa du pied et répondit : – Qui êtes-vous donc, pour oser me questionner sur ce que je fais ? Je ne suis pas votre fils et ne vous dois point obéissance.
— Tu dis vrai, répliqua le bûcheron, mais n’ai-je pas eu pitié de toi, lorsque je te trouvai dans la forêt ?
Lorsque la femme entendit ces paroles, elle poussa un grand cri et tomba en syncope. Le bûcheron la transporta dans sa maison, et sa femme la soigna. Dès que la mendiante eut recouvré ses sens, ils disposèrent devant elle les éléments d’un repas, lui disant de reprendre courage et de se réconforter.
Elle ne voulut ni boire ni manger, mais demanda au bûcheron : – Ne disais-tu pas que l’enfant a été trouvé dans la forêt ? et n’y a-t-il pas dix ans de cela ?
Et le bûcheron répondit : – Oui, c’est dans la forêt que je le trouvai, et il y a de cela dix années.
— Et n’y avait-il rien de caractéristique sur lui ? s’écria-t-elle. – Ne portait-il pas au cou un collier d’ambre ? N’était-il pas roulé dans un manteau en tissu d’or brodé d’étoiles.
— En vérité, répondit le bûcheron, c’était exactement comme vous le dites.
Et il retira de l’armoire, où ils avaient été renfermés, le manteau et le collier d’ambre, et les lui montra.
Et quand elle les vit, elle se mit à pleurer de joie, en disant :
— C’est mon petit enfant, que j’ai perdu dans la forêt. Je t’en prie, fais-le venir à l’instant ; car pour le retrouver, j’ai voyagé par le monde entier.
Le bûcheron et sa femme sortirent, et appelèrent l’Enfant-Étoile :
— Reviens à la maison, tu y trouveras ta mère, qui t’attend.
Il se précipita dans la maison, rempli de stupéfaction, éperdu de bonheur. Mais dès qu’il aperçut celle qui l’attendait, il eut un rire dédaigneux et dit :
— Eh bien où donc est ma mère ? Je ne vois ici que cette vile mendiante.
Et la femme lui répondit :
— Je suis ta mère.
— Tu es folle de me parler ainsi, s’écria l’Enfant-Étoile, d’un ton irrité ; je ne suis pas ton fils, car tu es une mendiante, tu es laide, et toute en haillons. Va-t’en d’ici, que je ne revoie plus ta sotte figure.
— Non, car en vérité tu es mon petit enfant que je portais dans la forêt, s’écria-t-elle, et elle tomba à genoux, tendant les bras vers lui. Les brigands t’avaient enlevé, puis abandonné pour te laisser mourir, fit-elle à mi-voix, mais je t’ai reconnu, dès que je t’ai vu, et ce que tu portais de caractéristique, je l’ai reconnu aussi, le manteau en tissu d’or et le collier d’ambre. C’est pourquoi, je t’en supplie, viens avec moi, car par le monde entier j’ai voyagé pour te retrouver. Viens avec moi, mon fils, car j’ai soif de ton amour.
Mais l’Enfant-Étoile ne bougea pas ; il ferma les portes de son cœur, pour qu’elle n’y entrât point ; on n’entendait d’autre bruit que les pleurs de la femme en proie au chagrin.
Et finalement il lui adressa la parole, et sa voix était dure et amère :
— Si vraiment tu es ma mère, dit-il, tu aurais mieux fait de rester où tu étais, plutôt que de venir ici m’humilier, moi qui pensais être le fils d’une étoile et non l’enfant d’une mendiante, ainsi que tu l’affirmes. C’est pourquoi, va-t’en et que je ne te revoie plus jamais !
— Hélas, mon fils, s’écria-t-elle, ne veux-tu point m’embrasser avant que je m’en aille ? Car j’ai beaucoup souffert pour te retrouver ?
— Non, dit l’Enfant-Étoile, tu as un visage trop repoussant, je préférerais donner un baiser à un serpent ou à un crapaud.
Et la femme se leva et s’en alla dans la forêt, pleurant amèrement ; et quand l’Enfant-Étoile vit qu’elle était partie, il fut content et s’en retourna auprès de ses camarades, pour jouer de nouveau avec eux.
Mais quand ils l’aperçurent qui s’avançait, ils se moquèrent de lui, disant :
— Voyez donc, il est horrible comme un crapaud et répugnant comme une vipère… Va-t’en d’ici, car nous ne souffrirons pas que tu joues avec nous… Et ils le chassèrent hors du jardin.
Et l’Enfant-Étoile, dépité, songea à part lui :
— Que viennent-ils donc de me dire ? Je vais regarder dans la source ; elle me parlera de ma beauté.
Et il s’en alla à la source et y regarda, mais… sa face était comme la face d’un crapaud et son corps était squameux comme celui d’un serpent.
Et il se jeta sur l’herbe et pleura, se disant à lui-même : — Sûrement c’est la punition de ma faute, car j’ai renié ma mère, je l’ai chassée, j’ai été envers elle fier et cruel. C’est pourquoi je m’en vais partir, par le monde entier ; je veux aller à sa recherche, et je ne me reposerai point avant de l’avoir retrouvée.
Et alors vint à lui la plus petite fille du bûcheron, elle lui mit la main sur l’épaule et dit :
— Qu’importe pour nous que tu aies perdu ta beauté ? Reste avec nous, je ne me moquerai jamais de toi…
Et il lui répondit :
— Non, j’ai été cruel envers ma mère et comme punition le malheur a fondu sur moi. C’est pourquoi, je m’en vais partir d’ici et voyager par le monde jusqu’à ce que je la retrouve et qu’elle m’accorde son pardon.
Et il s’enfuit dans la forêt, criant à sa mère de venir à lui, mais aucune réponse n’arrivait. Tout le long du jour, il l’appela, et quand le soleil se coucha, il s’étendit sur un lit de feuilles, et les oiseaux et les animaux s’écartaient de lui, car ils se souvenaient de sa cruauté ; et il resta seul, avec le crapaud qui veillait sur lui et la lente vipère qui s’étirait tout près.
Et le lendemain matin, il se leva, cueillit aux arbres quelques baies amères, qu’il mangea, puis il se remit en route par la grande forêt, pleurant à chaudes larmes. Et, à chaque rencontre, il demandait si par hasard on n’avait pas vu sa mère.
Il dit à la taupe :
— Tu peux aller sous terre. Est-ce que ma mère y est ?
Et la taupe répondit :
— Tu m’as crevé les yeux, comment pourrais-je voir ?
Il dit à la linotte :
— Tu peux voler par-dessus les arbres et voir le monde entier. Aperçois-tu ma mère ?
Et la linotte répondit :
— Tu m’as, par jeu, coupé les ailes. Comment pourrais-je voler ?
Et au petit écureuil, qui vivait dans le sapin et était tout seul, il demanda :
— Où donc est ma mère ?
Et l’écureuil répondit :
— Tu as tué les miens, cherches-tu à tuer les tiens aussi ?
Et l’Enfant-Étoile, pleurant, courba la tête et demanda pardon aux créatures de Dieu ; il poursuivit sa route à travers la forêt, cherchant toujours la mendiante. Et le troisième jour, il parvint à la lisière de la forêt et descendit dans la plaine.
Et quand il passait par les villages, les enfants se moquaient de lui et lui jetaient des pierres ; les paysans ne permettaient même point qu’il se couchât dans leur grange, de peur qu’il ne communiquât la rouille au blé engrangé, tellement il était horrible à voir ; et les gens de service le chassaient. Il n’y avait personne qui le prît en pitié. Et nulle part il ne pouvait avoir aucune nouvelle de la mendiante, qui était sa mère ; bien que pendant trois années il eût voyagé par le monde et souvent eût cru la voir sur la route devant lui. Il l’avait partout appelée ; il avait tellement couru après elle que les cailloux pointus avaient mis ses pieds en sang. Mais l’atteindre, il n’y était point parvenu, et les gens qui habitaient le long des chemins disaient incessamment qu’ils ne l’avaient pas vue, ni aucune femme qui lui ressemblât, et ils s’amusaient de sa douleur.
Pendant l’espace de trois années, il voyagea par toute la terre, et jamais, il n’y eut pour lui ni parole d’amour, ni marque de bonté, ni pitié ; le vaste monde fut inclément comme il avait été lui-même autrefois, en ses jours de fol orgueil.
* * *
Et, un soir, il arriva à la porte d’une cité ceinturée de tours aux lourdes portes qui s’élevait près d’une rivière, et las, les pieds saignants, il voulut passer. Mais les soldats qui étaient de garde lui barrèrent le chemin avec leurs hallebardes et lui dirent d’une voix rude :
— Qu’as-tu à faire dans la cité ?
— Je suis à la recherche de ma mère, répondit-il, et je vous prie de me laisser passer, car il se peut qu’elle se trouve dans cette cité.
Mais ils se moquèrent de lui ; et l’un d’eux, qui avait une barbe noire flottante, déposa son bouclier et s’écria :
— En vérité, ta mère ne sera pas fort réjouie en te voyant ; car tu es plus laid que le crapaud des marais ou le serpent qui rampe dans la boue. Hors d’ici, ta mère n’habite pas dans la cité.
Et un autre, qui tenait à la main une bannière jaune, lui dit :
— Qui est ta mère, et pourquoi voyages-tu à sa recherche ?
Et il répondit :
— Ma mère est une mendiante, tout comme moi je suis un mendiant. Je l’ai traitée mal, et je vous prie de me laisser passer, afin qu’elle puisse m’accorder son pardon, si par hasard elle est de séjour dans cette cité.
Mais ils ne le voulurent pas, et le piquèrent avec leurs armes.
Et tandis qu’il faisait demi-tour pour s’en aller, pleurant, une sorte d’écuyer dont l’armure était ornée de fleurs et sur le casque duquel il y avait un lion ailé, arriva et s’informa auprès des gardes pour savoir qui était celui qui avait demandé accès dans la cité. Et ils lui dirent :
— C’est un mendiant, plus laid que nature, l’enfant d’une mendiante sans doute aussi laide ; nous l’avons chassé.
— Mais il ne fallait pas agir ainsi, s’écria-t-il, en riant ; nous allons vendre cette horrible créature comme esclave, et avec le prix nous nous payerons un bol de vin sucré.
Sur quoi un homme d’âge, au regard mauvais, qui passait par là, les accosta et leur dit : – Je vous l’achète pour tel prix. Et après avoir payé, il saisit l’Enfant-Étoile par la main et le mena dans la cité.
Et, après qu’ils eurent parcouru un grand nombre de rues, ils arrivèrent à une certaine petite porte dans un mur, qui était à demi cachée par un arbre à grenades. Le vieillard heurta la porte avec un anneau de jaspe gravé, et elle s’ouvrit ; ils descendirent par cinq marches d’airain dans un jardin rempli de pavots et de jarres vertes en terre cuite. Ici, l’homme tira de son turban une écharpe de soie à dessins, banda au moyen de cette écharpe les yeux de l’Enfant-Étoile et le poussa devant lui. Quand, un peu plus tard, le bandeau fut enlevé de ses yeux, l’Enfant-Étoile se trouva dans un cachot, éclairé par une lanterne de corne.
Le vieillard posa devant lui un peu de pain moisi sur un tranchoir et dit : – Mange, et un peu d’eau jaunâtre dans une tasse et lui dit : – Bois. Et quand il eut fini de manger et de boire, le vieillard sortit, verrouilla la porte et l’assujettit au moyen d’une chaîne de fer.
Le lendemain, le vieillard, qui était, en vérité, l’un des magiciens les plus experts de la Lybie et avait appris son art chez ceux qui habitent les tombes du pays du Nil, entra dans le cachot et, d’un air mauvais, dit à l’Enfant-Étoile :
— Dans un bois, situé tout près de la porte de cette cité de giaours, il y a trois pièces d’or. L’une d’elles est en or blanc, l’autre en or jaune et la troisième est en or rouge. Aujourd’hui, tu me rapporteras la pièce d’or blanc, sinon tu recevras de ma main une centaine de coups. Va-t’en tout de suite, et au coucher du soleil, je t’attendrai à la porte du jardin. Rappelle-toi que tu dois me rapporter la pièce d’or blanc, ou cela ira mal pour toi, car tu es mon esclave, que j’ai acheté pour le prix d’un bol de vin sucré.
Et il banda les yeux de l’Enfant-Étoile avec l’écharpe de soie à dessins et le conduisit par toute la maison, et aussi par le jardin de pavots et l’escalier aux marches d’airain. Puis, ayant ouvert la petite porte au moyen de son anneau, il le poussa dans la rue.
* * *
L’Enfant-Étoile sortit par la porte de la cité et arriva au bois dont lui avait parlé le magicien.
Ce bois était fort beau, vu de l’extérieur, et semblait plein d’oiseaux chanteurs et de fleurs aux doux parfums ; aussi l’Enfant-Étoile y entra-t-il le cœur joyeux. Mais l’apparence du bois était trompeuse ; il y trouva peu d’agrément, car partout où il allait d’âpres ronces et des épines se levaient du sol et embarrassaient sa marche ; de méchantes orties le piquaient, et les chardons le perçaient de leurs poignards : il était dans une détresse profonde.
Quoiqu’il cherchât en conscience, nulle part il ne pouvait découvrir la pièce d’or blanc, dont lui avait parlé le magicien ; vainement il fut en quête depuis le matin jusqu’à midi et depuis midi jusqu’au coucher du soleil. Alors il retourna dans la direction de la maison du Lybien, pleurant amèrement, car il savait ce qui l’attendait.
Mais, lorsqu’il arrivait à la lisière du bois, il entendit sortir d’un fourré des cris de douleur persistants. Et, oubliant son propre chagrin, il courut vers l’endroit d’où venaient les plaintes et aperçut un lièvre, qui était pris dans un piège tendu par quelque chasseur.
L’Enfant-Étoile eut grande pitié de l’animal, le délivra et lui dit :
— Je ne suis moi-même qu’un esclave et pourtant je te donne la liberté.
Et le lièvre répondit :
— Oui, vraiment, tu m’as rendu la liberté ; maintenant, que puis-je te donner en retour ?
Et l’Enfant-Étoile lui dit :
— Je suis à la recherche d’une pièce d’or blanc et je ne parviens pas à la découvrir ; cependant il faut que je l’apporte à mon maître, sinon il me battra.
— Viens donc avec moi, dit le lièvre. Je te conduirai vers la pièce d’or, car je sais où elle est cachée et à quoi elle doit servir.
L’Enfant-Étoile suivit le lièvre, et… dans le creux d’un chêne, il aperçut la pièce d’or blanc qu’il cherchait. Il fut rempli d’une grande joie, et il la saisit, disant au lièvre :
— Le service que je t’ai rendu, tu me l’as payé bien au delà de ce qu’il valait ; si j’ai été bon pour toi, tu viens de l’être cent fois plus pour moi.
— Nullement, répondit le lièvre, j’ai agi envers toi, comme tu avais agi envers moi. Sur quoi, il s’enfuit rapidement, tandis que l’Enfant-Étoile se dirigeait vers la cité.
À la porte de la ville était assis un homme qui avait la lèpre. Sur sa face était rabattu un capuchon de toile grise, et par les petits trous on voyait luire ses yeux comme des charbons ardents. Quand celui-ci vit arriver l’Enfant-Étoile, il frappa sur un bassin de bois, agita sa clochette et l’appela, disant :
— Donne-moi quelque chose, car je meurs de faim ; on m’a chassé de la cité, et il n’y a personne qui prenne pitié de moi.
— Hélas, s’écria l’Enfant-Étoile, je n’ai qu’une pièce d’or dans mon bissac ; mais si je ne la rapporte pas à mon maître, il me battra, car je suis son esclave.
Mais le lépreux le pria en grâce, le supplia tellement que l’Enfant-Étoile eut compassion de lui et lui donna la pièce d’or blanc.
Quand il arriva à la maison du magicien, celui-ci lui ouvrit la porte, le fit entrer et lui demanda :
— As-tu la pièce d’or blanc ? Et l’Enfant-Étoile répondit : – Non… Alors le magicien se précipita sur lui et le battit. Puis il plaça devant lui un tranchoir vide et lui dit : – Mange, et aussi une coupe vide et lui dit : – Bois ; puis violemment il le poussa dans le cachot.
Le lendemain, le magicien fut auprès de l’enfant et lui dit :
— Si aujourd’hui tu ne m’apportes pas la pièce d’or jaune, sûrement je te retiendrai comme esclave et je te donnerai trois cents coups.
L’Enfant-Étoile s’en alla donc au bois et, tout le long du jour, chercha la pièce d’or jaune, sans pouvoir la découvrir nulle part. Au coucher du soleil, il s’assit et se mit à pleurer, et tandis qu’il pleurait, vint à lui le petit lièvre, qu’il avait délivré du piège.
Et le lièvre lui dit :
— Pourquoi te lamentes-tu ? Et que cherches-tu dans le bois ?
Et l’Enfant-Étoile répondit :
— Je suis à la recherche d’une pièce d’or qui est cachée ici, et, si je ne la trouve pas, mon maître me battra, et me retiendra en captivité.
— Suis-moi, s’écria le lièvre, et il se mit à courir dans le bois, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à une source. Et au fond de cette source était la pièce d’or jaune.
— Comment te remercier ? dit l’Enfant-Étoile, car vrai, c’est la seconde fois que tu viens à mon secours.
— Qu’est-ce que cela fait ? C’est toi qui es venu le premier à moi, répliqua le lièvre, et il s’enfuit rapidement.
Et l’Enfant-Étoile prit la pièce d’or, la mit dans son bissac, et se hâta vers la cité. Mais le lépreux le vit arriver ; il courut à sa rencontre et tomba à genoux devant lui, criant :
— Donne-moi quelque chose, sinon je vais mourir de faim.
Et l’Enfant-Étoile dit :
— Je n’ai dans mon bissac qu’une pièce d’or jaune, et si je ne la rapporte pas à mon maître, il me battra et me retiendra en captivité.
Mais le lépreux si ardemment l’implora, que l’Enfant-Étoile eut compassion et lui donna la pièce d’or jaune.
Quand il arriva à la maison du magicien, celui-ci lui ouvrit la porte, le fit entrer, et lui dit : – As-tu la pièce d’or jaune ? et l’Enfant-Étoile répondit : – Non… Alors le magicien se précipita sur lui, le battit, le couvrit de chaînes et l’enferma de nouveau dans le cachot.
Le lendemain, le magicien fut auprès de lui et signifia :
— Si aujourd’hui tu m’apportes la pièce d’or rouge, je te rendrai la liberté, mais si tu ne me l’apportes point, sûrement, c’est pour toi la mort.
Et l’Enfant-Étoile s’en alla au bois et tout le long du jour, il chercha la pièce d’or rouge sans pouvoir, hélas, la trouver ; de sorte qu’au soir, il s’assit, pleurant, et tandis qu’il pleurait, arriva sur lui le petit lièvre.
Et le lièvre lui dit :
— La pièce d’or rouge que tu cherches est dans la grotte derrière toi. C’est pourquoi, ne pleure plus, mais reprends une mine joyeuse.
— Comment pourrais-je te récompenser jamais ? s’écria l’Enfant-Étoile ; car, vois, c’est la troisième fois que tu viens à mon secours…
— Qu’est-ce que cela fait ? C’est toi qui es venu à moi le premier, dit le lièvre ; et il s’enfuit.
L’Enfant-Étoile pénétra dans la grotte, et dans le coin le plus éloigné, il trouva la pièce d’or rouge. Il la mit dans son bissac et se hâta vers la cité. Et le lépreux, le voyant venir, se plaça au milieu de la route, et s’écria :
— Donne-moi la pièce d’or rouge, sinon il me faut mourir.
Et l’Enfant-Étoile ne put étouffer sa compassion ; encore une fois il lui donna la pièce d’or rouge disant : – Ta détresse est plus grande que la mienne. Et pourtant il avait le cœur gros, car il savait ce qui l’attendait en rentrant.
* * *
Mais, voyez un peu. Comme il passait la porte de la cité, les gardes s’inclinèrent devant lui et lui rendirent hommage, disant : – Comme il est beau notre maître. Et une foule de gens se mit à le suivre, criant : – Sûrement dans le monde entier, il n’est personne qui soit aussi beau… – L’Enfant-Étoile pleurait. – Ils se moquent de moi, sans doute ; ils traitent légèrement ma misère. Et le concours du peuple était si grand, qu’il perdit son chemin et, finalement, se trouva sur une vaste place carrée, où s’élevait le palais d’un Roi.
La porte du palais s’ouvrit, comme d’elle-même et les prêtres, et les hauts fonctionnaires de la cité s’avancèrent à sa rencontre, s’inclinèrent très bas devant lui et lui déclarèrent : – Tu es le maître que nous attendions et le fils de notre Roi. Et l’Enfant-Étoile leur répondit : – Je ne suis pas le fils d’un roi, mais l’enfant d’une pauvre mendiante. Comment peut-on dire que je suis beau, quand je sais combien je suis horrible à voir.
Alors le cavalier dont l’armure était ornée de fleurs d’or et sur le casque duquel il y avait un lion ailé, tendit vers lui son bouclier, et s’écria :
— Comment Votre Majesté peut-elle dire qu’elle n’est point belle ?
Et l’Enfant-Étoile regarda dans le bouclier, et… sa face se retrouvait comme elle avait été jadis ; sa beauté lui était rendue, et dans ses yeux il aperçut quelque chose qu’il n’y avait jamais aperçu.
Et les prêtres et les hauts fonctionnaires se mirent à genoux, disant :
— Une ancienne prophétie annonçait pour ce jour même l’arrivée de celui qui devait régner sur nous. Que Votre Majesté prenne donc cette couronne et ce sceptre, et soit pour nous le Seigneur de Justice et de Miséricorde…
Et il répondit :
— Je ne suis pas digne, car j’ai renié la femme qui me porta dans son sein, et je ne veux point m’arrêter tant que je ne l’aurai pas retrouvée et qu’elle ne m’aura pas accordé son pardon. C’est pourquoi, laissez-moi partir, car il faut que je me remette en route par le monde ; je ne puis séjourner ici, bien que vous m’apportiez le sceptre et la couronne.
Tandis qu’il parlait ainsi, il détourna machinalement la tête et regarda dans la rue qui conduisait à la porte de la cité ; et… dans la foule qui se pressait autour des soldats, il distingua la mendiante qui était sa mère et, à côté d’elle, le lépreux qu’il avait rencontré trois fois sur sa route.
Un cri de grande joie jaillit de ses lèvres ; il courut à sa mère, s’agenouilla devant elle, baisa les blessures de ses pieds et les trempa de ses larmes. Il se courba dans la poussière, sanglotant comme quelqu’un dont le cœur est près de se briser, et il lui dit :
— Mère, je t’ai reniée en mes jours d’orgueil. Accueille-moi en mon jour d’humiliation… Mère, je t’ai donné la haine. Je t’en prie, donne-moi l’amour… Mère, je t’ai repoussée. Reçois maintenant ton enfant.
Mais la mendiante ne prononçait pas une parole.
Lors il tendit les bras et étreignit les pieds blancs du lépreux.
— Trois fois, j’ai fait preuve de pitié envers toi. Dis à ma mère de me répondre, je t’en supplie.
Mais le lépreux ne prononçait pas une parole.
Et il se remit à sangloter, et dit :
— Ma Mère, ma souffrance est telle, que je ne puis plus la supporter. Accorde-moi ton pardon et laisse-moi retourner à la forêt.
Et la mendiante plaça sa main sur sa tête et lui dit :
— Relève-toi.
Le lépreux, aussi, plaça sa main sur sa tête, et lui dit :
— Relève-toi.
Et il se releva et regarda… Et il y avait là, devant lui, un Roi et une Reine.
Et la Reine lui dit :
— Voici ton père, auquel tu as porté secours.
Et le Roi lui dit :
— Voici ta mère dont tu as lavé les pieds de tes pleurs.
Et ils se précipitèrent à son cou et l’embrassèrent.
Ils le conduisirent à l’intérieur du palais, le vêtirent richement, posèrent sur sa tête la couronne et dans sa main le sceptre ; et sur la cité qui est au bord de la rivière, il régna en maître. Il fut un roi de Justice et de Miséricorde. Le méchant magicien, il le bannit ; au bûcheron et à sa femme, il envoya de magnifiques présents et à leurs enfants, il octroya de belles prébendes. Il ne toléra jamais qu’on fît du mal aux oiseaux ou aux animaux ; il enseigna l’amour, la bonté de cœur et la charité ; il donna du pain aux pauvres et des vêtements à ceux qui allaient nus. Et il y eut dans tout le pays, paix et prospérité.
Pourtant il ne régna pas longtemps.
Si grandes avaient été ses souffrances, si ardent le feu de ses épreuves, que, au bout de trois ans de règne, il mourut et son successeur fut un très mauvais roi.
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